lundi 25 mai 2009

Le marquis de Moges : souvenirs d’une ambassade en 1857

Alfred de Moges est célèbre pour son récit de voyage au Japon, alors qu’il accompagnait, en 1858, la mission diplomatique du baron Gros dans cet empire relativement oublié des Occidentaux. L’année précédente, il a parcouru la Chine et a laissé quelques pages sur son passage à Hong Kong.
«Souvenirs d’une ambassade en Chine et au Japon», tel est le nom de l’ouvrage que la marquis de Moges rapporte de son périple de deux ans en Extrême-Orient. Publié en 1860, cette relation de voyage est un relativement sèche et comporte peu de longues descriptions. Le marquis prend plus de plaisir à évoquer les mondanités et, par ce biais, à marquer son soutien au régime de Napoléon III dont il est un fervent défenseur. On retient également davantage les passages qui concernent le Japon, car sa mission, dirigée par le baron Gros, conduit à la signature du premier traité d’amitié et de commerce entre la France et le Japon.
La Chine est pourtant un aspect important de la mission et du livre qui en découle… et Hong Kong en est une étape incontournable. Le marquis de Moges arrive près des côtes de la jeune colonie britannique en octobre 1857, à bord de la frégate «l’Audacieuse». La première escale de l’ambassade a lieu à Macao, pour rencontrer le ministre de France Bourboulon ; mais, signe du déclin de la colonie portugaise et des temps qui change, l’essentiel de la visite se poursuit à Hong Kong.
Le voyageur attache beaucoup d’importance au protocole ; les premières impressions sur le paysage sont donc peu importantes, en revanche, il note immédiatement que le baron Gros est salué «de dix-neuf coups de canon par l’amiral Seymour et par une frégate anglaise, une corvette américaine et une corvette hollandaise». Il s’en suit une longue conférence avec Lord Elgin, son homologue anglais, puis un accueil cordial et empressé du gouverneur Bowring. Là encore, les coups de canons amicaux sont comptés et la présence de la garnison au garde à vous sur la route qui mène à la résidence du gouverneur sont autant de détails que le marquis apprécie. Banquets et réceptions se succèdent : les mondanités vont bon train.
Au cours des cinq jours d’escales qui suivent, le diplomate commence à se fendre de quelques commentaires. «Nous parcourons en tous sens cet admirable arsenal de la puissance anglaise dans l’extrême Orient». Après un rapide historique, le marquis avoue : «quinze années ont suffi au génie colonisateur de la Grande-Bretagne pour opérer cette merveille et pour faire de ce lieu, inconnu jusque là, le port le plus fréquenté de ces mers.» Ce qui étonne davantage l’observateur, c’est l’omniprésence du personnel chinois et hindou, en relation avec le manque d’escorte ou de protection des Britanniques, alors que ces nations sont en guerre contre l’Angleterre et que la tête du gouverneur est mise à prix. On apprend cependant que la Compagnie des Indes finance une partie de l’arsenal et des navires présents à Hong Kong, au cas où…
L’ambassade assiste à une représentation théâtrale de «sing-song». «Le spectacle commence à huit heures du matin et dure jusqu’à huit heures du soir, sans que jamais la scène reste vide un seul instant. Des héros de toutes sortes, des génies, des dieux y prennent place, et s’y livrent aux combats les plus fabuleux. Rien n’égale la pantomime des acteurs chinois et le luxe des costumes, tous éclatants d’or et de soie.» La musique et le ton sont déconcertants, et une fois la surprise et la curiosité passés, «le pauvre Européen égaré en ces lieux demande grâce et s’enfuit».
Une visite est rendue aux Pères des Missions Etrangères et aux sœurs de Saint-Paul de Chartres. Le Marquis souligne qu’il y a 4000 catholiques à Hong Kong et explique l’apostolat des missionnaires envoyés un peu partout depuis la colonie, avec cette amusante conclusion: «les pauvres, perdus dans l’intérieur de l’Asie, ne sont en communication qu’une fois par an avec l’Europe et le monde civilisé. Quelle affreuse séquestration!» Après une visite du collège des missions sur la montagne, Alfred de Moges descend vers «la vallée heureuse», dont il apprend que le nom vient des trois cimetières tout autour. Le champ de course existe déjà, entretenu chaque jour «comme dans les parcs anglais».
D’autres affaires plus sérieuses animent au même moment l’ambassade. Le baron Gros prépare une offensive contre «l’orgueilleux vice-roi des deux Kwangs» à Canton. Cette opération est pensée en concertation avec les Anglais qui désirent également en découdre avec leur voisin. Les manigances sont nombreuses et Hong Kong apparaît donc comme une plate-forme pour la diplomatie en extrême-Orient : le marquis scrute avec précision les autres ambassades. Il est méfiant à l’égard du comte Poutiatine, l’émissaire de Russie, vétéran de la guerre de Crimée et qui protège maintenant les intérêts russes en Chine. Reed est envoyé par les Etats-Unis et bénéficie d’un regard plus clément car sa mission se cantonne à de l’observation. Il ne menace en rien les intérêts français.
Au terme de son séjour, Alfred de Moges tire les conclusions qui s’imposent: «Hong Kong représente l’avenir et le mouvement commercial ; Macao est la ville du calme et du passé. Le temps n’est plus où les intrépides navigateurs portugais étaient les dominateurs de ces mers.»

FD.

Sources et crédits photographiques : Alfred de MOGES, Souvenirs d’une ambassade en Chine et au Japon en 1857 et 1858, Paris, Hachette, 1860.

Remerciements à M. Yves Azémar et son inépuisable librairie d'ouvrages anciens sur l'Asie, 89 Hollywood road - Hong Kong.

lundi 11 mai 2009

Andrée Viollis grand reporter à Hong Kong

En 1931-1932, la journaliste Andrée Viollis effectue une série de reportages sur les événements dramatiques que traverse la Chine: occupation de la Mandchourie par les Japonais, émeutes d’étudiants appelant à la résistance, boycott anti-japonais et incertitudes politiques au sein du Kuomintang. Même si la colonie anglaise est à l’écart de ces violences, la journaliste n’en ressent pas moins, comme d’autres voyageurs occidentaux, la communauté chinoise comme une menace potentielle.
Figure célèbre du journalisme engagé, Andrée Viollis (1870-1950) a enquêté sur l’URSS en 1927, la guerre civile afghane en 1929 et publié L’Inde contre les Anglais en 1930. En 1935 elle fera paraître Indochine SOS, préfacé par André Malraux, pour dénoncer les abus de l’administration coloniale. Malraux voit dans Andrée Viollis une représentante de ce «nouveau journalisme» dont le but n’est plus «[…] de chercher des personnages mais des choses.» Andrée Viollis est alors une des très rares femmes grands reporters.
De décembre 1931 à mars 1932, la journaliste «couvre» les événements de Chine pour le Petit Parisien. En route vers Shanghaï, elle arrive à Hong-Kong à la fin de l’année: «Du coup, j’en oublie la Chine, car c’est un spectacle prodigieux. Jamais autant que dans la conquête de ce roc l’Angleterre n’a montré sa puissance et sa tenace énergie. En haut, la ville de plaisance en mosaïque avec ses blancs palais dans des parcs; en bas, la ville du travail et des affaires. Celle-ci entasse sur une largeur de moins de 600 mètres de la base du rocher au port, ses monuments, ses squares, ses pelouses où veillent les mêmes tristes statues de souverains qu’à Londres, affublés des mêmes falbalas de bronze. Elle aligne le long des rues et des quais ses banques, ses maisons de commerce, ses magasins aux noms orgueilleux, les mêmes qui sonnent à travers tout l’Empire […]».
Ne pouvant visiter les magasins fermés le samedi, elle assiste à une séance de cinéma. Si le décor de la salle l’étonne par son luxe, elle est surtout sensible à la séparation de fait des deux communautés: «Des familles en foule y pénètrent, s’y pressent, s’y prélassent : familles anglaises, les pères épanouis, pipe de bruyère dans un visage de jambon cru, bien plantés sur de vastes chaussures en cuir jaune, les mères maigres et anxieuses, couvant du regard des enfants vigoureux, cheveux de paille sous la casquette de club ou d’école ; familles chinoises, pères à la longue nuque, étalant leur bedaine dans la longue robe noire ou le costume européen ; fines jeunes filles maniérées, aux brillants cheveux courts, aux joues safranées et fardées, onduleuses dans des tuniques de soie claire les gainant étroitement des oreilles aux hanches ; garçons extraordinairement élégants, têtes laquées de noir, vestons sobres et lunettes d’écaille. Tout ce monde est paré, joyeux. Les groupes anglais échangent des signes, les groupes chinois s’interpellent. On cause, on plaisante, on rit. Mais entre Anglais et Chinois, aucun contact, nul mélange. Assis côte à côte, ils demeurent lointains, impénétrables, groupés dans cette salle par îlots qu’aucun courant ne relie.»
Sa soirée est consacrée à la ville chinoise: «Elle est immense, éclatante et pourtant mystérieuse […] Ce sont des gouffres d’aveuglante clarté, d’assourdissant et inquiétant tumulte. Tous les magasins sont grands ouverts. Partout des hommes penchés tapent sur le fer, scient ou sculptent le bois, déroulent des étoffes, taillent ou brodent le cuir. Quand dorment-ils? Ils travaillent, travaillent sans trêve, la nuit autant que le jour. […] Quelle foule! Ce n’est plus la glissante mollesse orientale de l’Inde mais des gens aux épaules robustes, à l’allure virile, au pas ferme. Dans les durs visages aux méplats nets, ce n’est pas non plus la fuite sournoise du regard annamite, de l’Annamite qui se considère comme un esclave, mais un œil hardi, aigu qui vous scrute et vous toise sans crainte ni aménité.[…] Tout à coup, un groupe se forme et grossit autour d’une affiche fraîchement collée: sous de grands caractères chinois de couleur rouge, un dessin représente deux petits soldats japonais, l’un avec un fusil, l’autre avec une baïonnette, s’élançant vers un colosse chinois qui attend leur choc, droit et méprisant, son grand sabre courbé au poing […] Et je songe soudain que dans cette ville de Hong-Kong, ils sont un million de Chinois contre une poignée d’Européens qui sont venus s’installer chez eux.»
Comme Marc Chadourne, autre journaliste célèbre, qui passe lui-aussi par Hong-Kong en 1931, elle perçoit la communauté chinoise comme une menace latente qui lui rappelle les propos d’un diplomate chinois à la Conférence de la Paix en 1919: «[…] Savez-vous que sur quatre hommes il y a toujours un Chinois? Savez-vous que nous sommes quatre cents millions, le quart de l’humanité? Quatre cents millions en 1919, quatre cents cinquante millions aujourd’hui! Ces chiffres que je voyais alors d’une façon abstraite, avec quelle terrible éloquence ils m’apparaissaient ce soir-là, perdue que j’étais dans la multitude agitée de cette grande ville effrayante de tumulte et d’éclat!»
Cette méfiance, elle ne la ressent pas lors d’une brève visite à Canton: «Comme à Hong-Kong, cinémas, théâtres, restaurants, piaillements, musiques, claquements sonores des socques de bois sur les pavés. Mais cependant, chose étrange, aucune animosité dans les regards et, cependant, je ne rencontre pas un seul Européen.»
Début janvier, elle se rend à Shanghaï et est témoin des combats sanglants de janvier-février opposant troupes chinoises et japonaises autour du quartier de Chapeî. A la mi-mars, voulant poursuivre son enquête sur les «réactions des événements de Mandchourie et de Shanghaï», elle s’embarque pour le Japon.

DVR.

Sources : Viollis (André), «Changhaï et le destin de la Chine», Paris, Editions Corréa, 1933. Crédits photographiques : http://www.geisteswissenschaften.fu-berlin.de