jeudi 22 janvier 2009

La dernière étape de la Croisière jaune

Alors qu’elle avait pris la route du retour, la Croisière jaune, l’expédition française la plus célèbre de l’entre-deux guerres, est brutalement interrompue par le décès de son chef, Georges-Marie Haardt le 16 mars 1932 à Hong-Kong.
Trois ans après la réussite de la Croisière noire qui en 1924-1925 a relié Colomb-Béchar à Tananarive par l’automobile, André Citroën et Georges-Marie Haardt forment le projet de relier Beyrouth et l’Indochine par la voie terrestre. La préparation de l’Expédition Citroen-Centre Asie va demander plus de deux ans.
Le lieutenant de vaisseau Victor Point, qui a commandé une canonnière sur le Yang-Tsé, obtient, avec l’appui de M. de Martel, Ministre de France en Chine, l’accord de Tchang Kaï Tchek pour le passage de l’expédition sur le territoire chinois. Le maréchal King, gouverneur du Sinkiang pratiquement indépendant, donne également son accord.
En 1930, Haardt se rend à Washington pour obtenir l’appui de la National Geographic Society. A son retour, il apprend que l’URSS, qui s’était dans un premier temps déclarée favorable, refuse pour 1931 le passage de l’expédition. Cette décision in extremis contraint l’expédition à passer par l’Himalaya et les Pamirs. Haardt décide alors la formation de deux groupes : le groupe Pamir sous son commandement et sous celui du chef-adjoint, Louis Audouin-Dubreuil, et le groupe Chine placé sous l’autorité de Victor Point. La jonction des deux groupes doit avoir lieu au pied des contreforts orientaux du Pamir.
En trois mois, l’ingénieur Charles Brull adapte les véhicules du groupe Pamir à la haute montagne : sept torpédos légères à chenilles équipées d’un matériel spécial de traction. Les sept autochenilles du groupe Chine ont été envoyées par bateau à Tiensin où elles sont réceptionnées par Victor Point.
L’expédition qui compte 40 personnes n’est pas conçue comme un «raid sportif» mais comme une «croisière» aux objectifs commerciaux mais aussi scientifiques. Outre les mécaniciens dirigés par Maurice Penaud, la Croisière jaune «embarque» des savants et des artistes, Joseph Hackin, directeur du musée Guimet, le Père Teilhard de Chardin, qui compte mener des études géologiques, le peintre Alexandre Iacovleff. Haardt, qui attache beaucoup d’importance à l’exploitation cinématographique, engage le cinéaste André Sauvage. Chaque groupe est équipé d’une voiture TSF.
La veille du départ, le vice-président de la National Geographic Society, dont un membre, Maynard Owen Williams, participe à l’expédition, remet à Haardt une cloche de caravane tibétaine: «La cloche tibétaine sonna, à l’aube du 4 avril 1931, le réveil et la fin des préparatifs qui avaient duré plus de deux ans.»
D’avril à juillet, le groupe Pamir traverse la Syrie, l’Iraq, la Perse, l’Afghanistan pour parvenir au pied de l’Himalaya à la mi-juillet. Dans les régions contrôlées par la Grande-Bretagne, l’expédition est aidée par un officier britannique, le colonel Vivian Gabriel.
L’ascension est entamée le 12 juillet. Pour atteindre le col de Kilik (4750 m) qui marque la frontière avec la Chine, il faut passer plus de 45 ponts qui ne peuvent évidemment supporter le poids des voitures. Il faut donc à chaque fois décharger les véhicules, installer des points fixes sur la rive opposée, les tracter par câbles en les guidant à distance puis les recharger. Le chemin doit parfois être frayé à la dynamite puis déblayé par les coolies. Il arrive aussi que des éboulis laissent les voitures à moitié suspendues dans le vide. La progession est en moyenne de vingt kilomètres par jour.
Au début août, Haardt, qui a appris que Point est retenu depuis le mois de juillet par le gouverneur du Sinkiang, décide de poursuivre à poney. La jonction du groupe Pamir et d’un détachement du groupe Chine a lieu le 8 octobre à Aksou. La mission se retrouve au complet le 26 octobre à Ouroumtsi, capitale du Sinkiang. Pendant un mois, le maréchal King refuse, sous des prétextes divers, de délivrer les passeports nécessaires à la poursuite de l’expédition. La situation se débloque à la fin du mois avec l’arrivée de Jacques Salesse, chargé par André Citroën de convoyer les trois automobiles, les quarante-six caisses de matériel et les deux postes de TSF commandés par le maréchal King.
La Croisière jaune au complet peut enfin quitter Ouroumtsi le 29 novembre mais ce retard l’oblige à affronter la traversée de la Mongolie en plein hiver. Les véhicules, conçus pour les fortes chaleurs, ont dû être adaptés aux grands froids : protéger les moteurs, calfeutrer les carrosseries et inventer un dispositif spécial pour chauffer les cabines. Pour la traversée du pays «dans le blanc de la carte», la mission est guidée par un Mongol, Goumbô. La situation peu sûre de la contrée et les températures qui descendent à moins trente degrés obligent à rouler nuit et jour.
Au début de janvier 1932, Haardt télégraphie : «Voitures lourdes chargées ont parcouru 5000 milles en vitesse intermédiaire. Poussières ont endommagé cylindres malgré filtres. Huile épaisse pour pays chaud se congèle. Radiateurs gèlent en deux heures. Quand moteur marche au ralenti, bougies s’encrassent, fuites d’huile. Arrêts trop courts pour dresser tente. Mécanicien répare mains nues, bleues et sans sommeil refuse jalousement chauffeur (secours). Après immersion accidentelle eau glacée, roues gèlent, freins patinent. Temps plus froid menace. Révision complète à Leang-Tchéou. La plus dure partie du voyage reste à faire.»
Le 10 janvier, l’expédition atteint le fleuve Jaune qu’elle franchit par bac. Après avoir essuyé un accrochage de la part de troupes rebelles, mais sans faire de victimes, le 25 janvier, l’expédition atteint Kalgan le 8 février 1932 et arrive enfin à Pékin le 12 février à onze heures. En l’absence de Wilden, retenu à Nankin, l’expédition est accueillie par Lagarde, le Premier conseiller. Haardt est élevé au grade de commandeur de la Légion d’Honneur, Victor Point et M.O. Williams sont faits chevaliers. Reçue pendant une dizaine de jours par le corps diplomatique et les autorités chinoises, l’expédition quitte Pékin le 25 février pour entamer le retour prévu par l’Indochine, l’Inde, le sud de la Perse et revenir à Beyrouth, son point de départ.
Une partie du matériel et du personnel s’embarque pour Haïphong tandis que Haardt et quelques compagnons gagnent Shanghaï puis Hong-Kong qu’ils atteignent dans la nuit du 11 au 12 mars.
Haardt, souffrant depuis Pékin, décide de prendre quelques jours de repos à Hong-Kong et s’installe au Repulse Bay Hotel accompagné d’Henri Pecqueur, de Pétropavlovsky et de Waddington: «Haardt ne veut personne avec lui, rapporte André Georger. Il donne ses directives pour le voyage en Indochine. Il est entendu que l’Expédition ne l’attendra pas et que les différents groupes de travail prévus pour la traversée de l’Indochine partiront sans l’attendre.»
Consultés dans la matinée du 12, les médecins diagnostiquent une double pneumonie. Haardt ne peut assister au déjeûner offert en son honneur par le gouverneur de la colonie ni recevoir Dufaure de La Prade, consul général de France, venu prendre de ses nouvelles. Alors que son état semblait légèrement s’améliorer et qu’il organisait la route du retour, Georges-Marie Haardt décède dans son sommeil dans la nuit du 15 au 16 mars.
Informé du décès du chef de la Croisière jaune, André Citroën télégraphie aussitôt : «Ramenez en France le corps de celui que je pleure avec vous. L’homme est mort mais l’œuvre reste.»
A la nouvelle du décès de Haardt, Teilhard de Chardin écrit le 18 mars: «Voici qu’aujourd’hui nous appenons la mort si rapide de M. Haardt, enlevé, j’imagine par une rechute confinant à la pneumonie qu’il avait contractée en arrivant à Pékin. Je suppose que Haardt, s’il avait pu prévoir sa fin, n’aurait pas été sans découvrir quelque grandeur à une mort l’atteignant en pleine action. Le désert eût été une plus noble tombe. Hong-Kong a encore sa beauté. Personnellement, cette disparition brusque d’un homme dont le coeur et la générosité m’avaient gagné me fait un grand chagrin, qui s’augmente du regret de n’avoir pu être là au dernier moment. Tel que je connais Haardt, il se serait appuyé sur moi à cet instant-là et je le lui aurais sans doute adouci. Cela est la vraie peine pour moi.»
Déposé au cimetière de Hong-Kong, le corps de Georges-Marie Haardt est ramené en France à bord du Félix-Roussel.

DVR.

Sources : Goerger André, En marge de la Croisière jaune, Paris, Rieder, 1935 ; Le Fèvre André. La Croisière jaune, Paris, L’Asiathèque, 1991 ; Teilhard de Chardin Pierre, Lettres de voyage, 1923-1955, Paris, Grasset, 1997. Crédits photographiques : L’Illustration, 1932, p. 385. «Réception chez le gouverneur de Tach Kourgan: de gauche à droite («reconnaissables au casque colonial qu’ils sont les seuls à porter»): Georges Le Fèvre (historiographe), Hackin (archéologue), Audouin-Dubreuil (chef adjoint), Williams (membre de la National Géographic Society), Pecqueur (géodèse), Iacovleff (peintre), G.M. Haardt (chef de la mission), Sauvage (cinéaste), Jordan (médecin), Gauffreteau (popotier)».

lundi 19 janvier 2009

L’épopée de la «Fronde»

Personnage singulier de l’histoire de la France à Hong Kong, le contre-torpilleur «Fronde» est un cas unique dans les annales de la Marine Nationale. Il a coulé à Hong Kong en 1906, y a été renfloué et réparé, puis a participé à un des premiers combats navals de 1914.
Le contre-torpilleur «Fronde» fait partie d’une série de vingt bâtiments de 300 tonnes, dits de type «Arquebuse», premier de cette série mise en service au début du XXe siècle. La construction de ces navires légers découle des théories de la «Jeune Ecole», école de pensée stratégique navale lancée par l’amiral Aube, ministre de la Marine à la fin des années 1880. A cette époque, l’introduction de la torpille dans la panoplie des armes navales fait naître de grands espoirs chez certains officiers de marine français. Ils espèrent en effet que cette nouvelle arme, supposée imparable, va permettre de contrer la suprématie des autres marines équipées de puissants cuirassés, en particulier la Royal Navy. Le grand rival sur mer, sur fond d’expansion coloniale, demeure encore pour quelques années la flotte britannique, avant que l’amélioration des relations entre la France et l’Angleterre ne débouche en 1904 sur l’Entente cordiale.
Les partisans de la «Jeune Ecole», marins mais aussi hommes politiques et nombreux journalistes qui se passionnent alors pour la stratégie navale, pensent qu’une nuée de petits bâtiments armés de torpilles doit être capable de saturer les défenses des grands navires de ligne et de les mettre hors de combat. Derrière cette théorie, il y a l’idée que la France pourra réaliser des économies, un grand nombre de petits torpilleurs ou contre-torpilleurs revenant moins cher qu’une flotte plus réduite de grands cuirassés. Il s’agit en effet de pouvoir consacrer le plus d’argent possible au réarmement terrestre face à l’Allemagne. La priorité donnée aux petites unités de surface au détriment des grands bâtiments répond ainsi à l’axe stratégique de la France. La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle voient donc la mise en chantier de centaines de bâtiments de faible tonnage, de 100 à quelques centaines de tonnes. A la veille de la Première Guerre mondiale, la marine française aligne ainsi 272 torpilleurs et contre-torpilleurs relevant de cette théorie de la «Jeune Ecole». La «Fronde» en fait partie.
Les contre-torpilleurs de la série «Arquebuse» jaugent environ 300 tonnes, pour une longueur de 58,3 mètres. Ils sont équipés d’un moteur de 2300 CV qui leur assure une vitesse élevée de 30 nœuds, atout principal de ces navires dont l’armement est constitué surtout de torpilles. Malgré leur petite taille, ces bâtiments sont appréciés pour leurs qualités nautiques. L’amiral Hallier, qui en 1906 commandait comme lieutenant de vaisseau le «Sabre», navire de cette série, écrit : «Ce petit torpilleur de 350 tonnes a fait preuve, à cette occasion (l’amiral évoque le typhon à Hong Kong), de qualités nautiques merveilleuses. Après ce typhon, j’aurais affronté, sans la moindre appréhension, n’importe quel temps dans n’importe quelle mer : car je ne crois pas qu’un bâtiment de cette taille puisse être jamais soumis à une épreuve plus dure que celle-ci».
La «Fronde», lancée en 1902 aux «Chantiers et Ateliers de la Gironde » à Bordeaux, est admise au service actif en 1903. Le contre-torpilleur appartient d’abord à l’escadre de la Méditerranée, basée à Toulon. Puis, le 9 mars 1904, la «Fronde» et ses navires-jumeaux «Javeline», «Mousquet» et «Pistolet» appareillent d’Alger, en compagnie du croiseur «d’Assas», pour rejoindre la Division Navale d’Extrême-Orient (DNEO). La flottille atteint Saïgon le 23 avril. «La Fronde» et le «Pistolet» poursuivent jusqu’à Hong Kong, où ils mouillent dans le port de Victoria le 1er juin. C’est la première escale à Hong Kong du contre-torpilleur «Fronde», qui lève l’ancre le 8 juillet, atteint Shanghai le 11 juillet, pour ensuite y entrer en carénage le 2 août. De 1904 à 1906, la «Fronde» navigue entre Shanghai, Fort Bayard, Canton, Macao, Haiphong et Saigon. Le navire revient aussi plusieurs fois à Hong Kong, entre autres en octobre 1904 et avril 1906. Enfin, le 15 septembre 1906, la «Fronde» fait une dernière fois escale à Hong Kong avec quatre autres contre-torpilleurs de la DNEO, «Javeline», chef de flottille, «Francisque», «Rapière» et «Sabre». La flottille arrive de Shanghai et a affronté une queue de typhon le 13 septembre. Elle subit le 18 septembre à Hong Kong un violent typhon dont nous avons déjà conté l’histoire. La «Fronde» est gravement endommagée et cinq de ses membres d’équipage périssent ce jour-là (l’escadre anglaise fait remettre à l’amiral Boisse, commandant la DNEO, un chèque de 25 livres sterling pour les familles des disparus de la Fronde).
L’épave demeure 75 jours sous l’eau mais la DNEO décide de la renflouer et de la réparer. L’opération est facilitée, justement, par la faible taille de cette classe de contre-torpilleurs. L’arsenal de Saïgon désigne l’ingénieur de 2e classe Boysson pour superviser l’opération auprès de la compagnie de travaux maritimes de Hong Kong, «Protector». L’épave est relevée le 1er décembre et entre au bassin de radoub de Hong Hom, à Kowloon. Le contre-torpilleur reçoit une nouvelle partie de coque avant, les réparations consistant surtout à assurer sa navigabilité. Le bateau sort du bassin le 14 mars 1907 et quitte Hong Kong le 20 mars, remorqué par le croiseur «Alger» pour rejoindre le 24 mars l’arsenal de Saïgon. Il y complète pendant plusieurs mois son équipement et son armement. Par la suite, de 1907 à 1914, la «Fronde» croise dans les eaux d’Indochine, du delta du Mékong au lac Tonlé Sap, au Cambodge, patrouillant le long des côtes, ravitaillant des garnisons ou assurant des travaux d’hydrographie.
La Première guerre mondiale fournit à la «Fronde» l'occasion d'une dernière apparition notable. Le navire, qui est alors intégré à la flottille des contre-torpilleurs de Saïgon, participe en effet à un des premiers combats navals de la guerre. Le croiseur allemand «Emden», de l’escadre allemande de Chine, navigue en corsaire depuis le début des hostilités. Il a déjà coulé 22 bateaux de commerce alliés quand il affronte le 28 octobre 1914, à l’entrée du port de Penang, dans le détroit de Malacca, le croiseur russe «Yemtchoug», l’aviso français «d’Iberville» et les contre-torpilleurs «Mousquet», «Pistolet» et «Fronde». Ce dernier est à quai, machine démontée. L’«Emden», dans la tradition des navires corsaires, a maquillé sa sillouhette en gréant une 4e fausse cheminée sur son pont pour ressembler à un croiseur anglais. Il se rapproche ainsi du navire russe qui, surpris, est pris sous les canons allemands, se brise en deux et coule. Parmi les navires français, seul le «Mousquet», de retour de patrouille, peut intervenir. Mais, malgré ses torpilles qui étaient supposées lui assurer la suprématie sur des navires plus lourds, il est vite détruit par les canons de l’«Emden», qui recueille 46 survivants. 43 membres de l’équipage, dont le commandant, sont morts au combat. L’équipage de la «Fronde» assiste, impuissant, à la destruction des deux navires. Un officier du bord écrit : «Et chez tous c’était la même rage de ne rien pouvoir faire. Le sentiment unanime c’était que d’aller par le fond ce n’était rien, mais y aller sans même avoir pu tirer un coup de canon, sans se défendre, subir sans résistance cette boucherie dont nous venions d’avoir le spectacle pour nos pauvres amis russes, cela paraissait par trop dur».En mars 1915, le contre-torpilleur «Fronde» revient en Méditerranée et y patrouille jusqu’à la fin de la guerre. Le navire est désarmé le 30 octobre 1919 et sa coque est vendue à Toulon le 6 mai 1920. Cette fois-ci, la «Fronde» achève définitivement sa carrière maritime qui, déjà, avait failli se terminer le 18 septembre 1906, au fond du port de Hong Kong…

CR.

Sources : archives du Service historique de la Défense/Marine : journaux de navigation et correspondance des commandants, Toulon et Vincennes ; «La Revue Maritime», septembre 1951 ; http://pages14-18.mesdiscussions.net/ ; Paul Chack, Claude Farrère, «Combats et batailles sur mer», Flammarion, 1928. Crédits photographiques : Service historique de la défense/Marine/Vincennes ; HKMM.

jeudi 15 janvier 2009

Le capitaine de Contenson, de passage à Hong Kong

Attaché militaire à Pékin de 1871 à 1874, le capitaine Guy de Contenson a longuement arpenté l’Asie, de la Chine au Japon, de la Malaisie à l’Indonésie. Hong Kong est une étape obligatoire de ces voyages ; dans l’un de ses récits, il s’attarde sur la colonie britannique.
Le baron Guy de Contenson a 27 ans lorsqu’il accepte le poste d’attaché militaire à Pékin. C’est un jeune capitaine ambitieux et curieux qui profite de son affectation pour découvrir l’Asie. En voyageur infatigable, il n’hésite jamais à donner des conseils aux personnes qui pourraient le suivre : hôtels, moyens de transport, bonnes tables et objets de curiosités… certaines pages n’ont rien à envier aux guides de voyage modernes.
Au cours de ses pérégrinations, il doit évidemment passer à Hong Kong, porte vers la Chine et incontournable arrêt des navires. Le jeune capitaine arrive de Saigon à bord du «Mei-Kong», précisément le jour de l’anniversaire de la reine Victoria (un 24 mai donc), dignement fêté dans la colonie. Le bateau «fut reçu par le sabbat de la musique anglaise, au milieu des drapeaux flottants.»
Comme tous les voyageurs de son temps, il s’extasie sur la ville créée «sur un rocher absolument nu, mais le long d’une excellente rade». Guy de Contenson, dont le récit très pratique et épuré est avare de descriptions, remarque le «très bel aspect [de la ville] avec ses villas suspendues aux flancs de la montagne. Ces habitations peuvent rivaliser avec celles de Frascati ou d’Albano, en laissant de côté, bien entendu, les œuvres d’art, quoiqu’elles renferment de ravissantes chinoiseries.» Et de s’attarder plus longuement sur la «villa Jardyne, à deux kilomètres de la ville». Le voyageur rappelle que son propriétaire a fait fortune grâce à sa flotte de «rapides steamers» qui devançaient la malle anglaise pour apporter les nouveautés d’Europe.
«Quant aux Français, ils font peu d’affaires sur la place de Hong Kong : nous n’y sommes guère représentés que d’une manière officielle par nos consuls, nos navires de guerre, etc.» Le nombre de Français est en effet négligeable à cette époque et «à l’exception de l’agence des messageries maritimes, il n’y a pas d’établissements français». Le militaire vaincu de la récente guerre franco-prussienne ne manque pas de montrer du doigt, en comparaison, la présence allemande. «Les Allemands […] sont les maîtres. Leur prospérité se révèle à la richesse des édifices publics et privés qui leur appartiennent, et, entre autres, du club qu’ils ont fait construire : aussi beau à l’extérieur que le club anglais, il est mieux aménagé à l’intérieur.» Est-ce certain ?
Les informations de Guy de Contenson reposent parfois sur les rumeurs et quelques exagérations de ses compatriotes. Ainsi affirme-t-il que la température peut descendre «en hiver jusqu’à douze degrés au-dessous de zéro». L’observatoire anglais n’étant pas encore créé à cette époque, il est difficile de vérifier, mais aucun récit n’a jamais noté de telles températures. Dans un autre registre, à peine est-il débarqué qu’il cancane sur la fille du gouverneur Kennedy. «Cette jeune miss dirige tout ce que la constitution des colonies anglaises laisse d’autorité à son papa.» Racontars qui circulent, à n’en pas douter, et que Guy de Contenson relaie.
Il est difficile de dire en quelle année précisément il est passé par la colonie britannique. Son récit «Chine et Extrême-Orient» laisse penser qu’il s’agit d’un seul et même voyage alors qu’il n’en est rien. De 1871 à 1874, Guy de Contenson est basé à Pékin et profite de la moindre occasion pour musarder en Extrême-Orient. On peut supposer que son passage hongkongais date du printemps 1873 ou 1874 car le gouverneur Kennedy, auquel il fait allusion, n’arrive qu’au cours de l’année 1872. Mais de Contenson, lui-même, ne doit plus être très sûr de la chronologie puisque la première édition de son ouvrage date de 1884, soit dix ans après son retour. Entre temps, il a quitté l’armée pour devenir propriétaire terrien en Espagne… Le démon du voyage reprend le baron en 1897, lorsqu’il monte une expédition archéologique dans le Taurus. En 1915 il a 71 ans, et on le retrouve reprenant du service dans l’armée, en Russie aux côtés du général Pau.

FD.

Sources : Guy de Contenson, Chine et Extrême-Orient, Paris, 1884 ; Numa Broc, Dictionnaire illustré des explorateurs français du XIXe siècle, Paris, 1992.

Remerciements à M. Yves Azémar et son inépuisable librairie d'ouvrages anciens sur l'Asie, 89 Hollywood road - Hong Kong.

lundi 12 janvier 2009

Georges Le Bigot fonde Pathé-Overseas à Hong Kong

Aventurier touche-à-tout, passionné de musique et de cinéma, Georges Le Bigot est un personnage atypique et hors du commun. Après des années de péripéties asiatiques, il s’installe à Hong Kong dans les années 60 et fonde Pathé-Overseas, une entreprise cinématographique de distribution et de production.
Georges Le Bigot quitte la France en 1927. Engagé dans l’armée coloniale, les hasards d’une vie mouvementée l’amènent en Chine, à Tien Tsin, puis à Shanghai. Il est policier dans la concession française, bureaucrate au consulat ; ces métiers lui permettent de voir du pays, mais ne correspondent pas aux aspirations du turbulent personnage. Il retourne en France en 1935 pour flamber ses économies et faire un constat définitif : sa vie est en Asie.
De retour en Chine, il s’associe avec un Grec dénommé Castro et se lance dans une grande aventure : la création du Shanghaï Opera. L’affaire en plein essor est rapidement freinée par la guerre sino-japonaise. En 1939, il part à Saigon pour redonner vie à l’opéra de la capitale cochinchinoise : la guerre éclate alors et il est mobilisé. Réformé deux ans plus tard, le revoilà à Shanghai, toujours avec ses projets d’art lyrique… et la censure japonaise. Il se diversifie dans le cinéma, ouvre un restaurant et une boîte de nuit !
Avec l’arrivée de Mao au pouvoir, il quitte la Chine populaire. C’est bien évidemment à Hong Kong qu’on le retrouve. Il décide d’intensifier ses activités de distribution dans le 7e Art et passe à la production. Il voyage entre la France et la colonie britannique, point d’ancrage de sa nouvelle entreprise. «C’est Georges Le Bigot qui a essentiellement contribué à l’essor du cinéma japonais en France,» raconte Paul Clerc-Renaud, l’un de ses associés. Il achète alors les droits de films nippons pour les proposer au public français. Un pari culturel risqué et de longue haleine, qui repose sur la conviction et la passion.
Avec sa société Pathé-Overseas, Le Bigot acquiert également les droits de films français pour les diffuser en Asie. Son ancien collaborateur et ami se souvient, «il était connu partout par tout le monde… Il allait à Cannes pour faire ses courses de nouvelles productions et oeuvrait à leur diffusion en Asie». De 1977 à 1983, Paul Clerc-Renaud seconde l’homme d’affaire depuis ses bureaux de l’International building. «C’était une fonction à temps partiel puisque ma fonction principale était de diriger Saca Far East, société de commerce actionnaire de Pathé Overseas avec Georges». Le producteur hongkongais Fred Wang, de la compagnie Salon Film, se souvient avec émotion d’un très bon ami : «Nos collaborations ont été très nombreuses ! Nous faisions appel à nos services respectifs presque systématiquement pour les productions françaises».
A Hong Kong, l’un des plaisirs de Georges Le Bigot est de recevoir des artistes pour le lancement des films. «Lino Ventura, Delphine Seyrig, Pierre Richard et bien d’autres encore sont passés ici pour des tournées de promotion, souligne Paul Clerc-Renaud. Pierre Richard était une véritable star à Hong Kong à la fin des années 70… Ses films marchaient très bien!». Et de se souvenir d’un épique repas où le comique amusait la galerie avec ses baguettes. «Nous emmenions toujours les acteurs faire une balade en jonque vers le village de Lei Yu Mun pour manger des fruits de mer ; une fois, s’amuse encore son collaborateur, le directeur d’UniFrance Film est tombé à l’eau en voulant aider Delphine Seyrig à débarquer!».
Des temps plus durs viennent ensuite. «Le marché du film a évolué, les directeurs de salle allaient directement et eux-mêmes chercher les films : nous perdions notre fonction de grossiste». En 1983, Pathé-Overseas est cédé à la compagnie hongkongaise EDKO; son passionné fondateur ne peut s’empêcher de rester dans les affaires encore quelques temps. «Georges repassait très souvent à Hong Kong, il adorait cette ville!». Sees deux filles, Suzanne Brepson et Isabelle Bordeaux ont également vécu plusieurs années à Hong Kong avec leurs époux. Georges Le Bigot s’est éteint en France en 1997, au terme d’une longue vie d’aventures asiatiques et de projets culturels ambitieux. Ses nombreux amis à Hong Kong et dans la région gardent en mémoire son enthousiasme, sa gentillesse et sa modestie.

FD.
Sources : Gabriel Personne, Flic et poète, Georges Le Bigot, Revue Autrement, 1986. Remerciements à M. Paul Clerc-Renaud pour le temps qu’il nous a consacré et ses précieux renseignements. Crédit photographique : archives privées. Georges Le Bigot lors d’un repas à Lei Yu Mun avec Andréa Ferréol (à droite).

jeudi 8 janvier 2009

La promotion de la langue française en 1928.

Défendre et promouvoir la langue française en territoire anglophone n’a jamais été tâche facile, sous toutes les latitudes. En 1928, le consul de France à Hong Kong oeuvrait déjà en ce sens.
En 2008, les échanges universitaires, la coopération universitaire, les bourses scolaires, les programmes «Erasmus», les «Plans pour la défense du Français» et les actions relevant de la Francophonie, participent à la promotion de la langue française. Il y a 80 ans, la tâche s’avérait plus ardue et la panoplie de moyens plus réduite, mais non sans résultats, comme le rapporte alors le consul de France. Dans une dépêche du 4 décembre 1928, Georges Dufaure de la Prade répond à une enquête que le ministère des Affaires étrangères vient de lancer (déjà à cette époque!) sur la situation de la langue française dans les pays et territoires où sont implantés les ambassades et consulats de France. Le consul fait le point sur les établissements français mais aussi sur les «écoles et universités étrangères locales». Sa lettre fournit ainsi de précieuses indications sur l’offre éducative à Hong Kong en 1928, tant dans les écoles primaires et secondaires, françaises et étrangères, qu’à l’université.
Les «deux établissements fondés par nos compatriotes, le St Joseph’s College pour les garçons et le French Convent, pour les filles […] donnent à la langue française la place maxima que leur permettent les programmes officiels». Ainsi, Au St Joseph’s College, école fondée par les Missions Etrangères de Paris, «avec une population de 850 élèves, chinois, portugais de sang mêlé dits Macaïstes, et une quarantaine d’Européens, […] la langue française est obligatoire à partir de la 4e pour tous les élèves qui ne suivent pas les cours de chinois ou de portugais. Les heures de français sont données aux mêmes heures que les cours de chinois et de portugais». Au French Convent, école de «265 élèves dont 175 chinoises et 90 étrangères», fondée par les sœurs de Saint Paul de Chartres, la situation est similaire. La place du français est donc satisfaisante dans les deux «établissements français» de Hong Kong qui, c’est notable, accueillent une très faible proportion d’élèves européens (moins de 5% pour St Joseph’s).
Dans les écoles relevant des «initiatives étrangères locales», le consul note que «les programmes officiels ne font aucune place particulière au français dans les écoles primaires […] à l’exception de l’Ecole primaire dite «Peak School» où le français est obligatoire (où) dans les classes de 9e, 8e, 7e, l’enseignement comporte une heure et demie de français par semaine. En 6e l’enseignement du français est porté à 2 heures et demie par semaine». Pour la sixième, plus haute classe de ces établissements «étrangers», Dufaure de la Prade souligne que les «enfants ont alors de 10 à 11ans ; ils quittent alors Hong Kong après leur année de sixième et continuent leurs études en Angleterre ; ceux qui restent à Hong Kong peuvent achever leurs études à la «Central British School».».
Dans les «écoles secondaires filles et garçons (étrangères), le français est facultatif». Une exception existe cependant à la «Central British School», qui relève du Gouvernement de Hong Kong et où le français est obligatoire. A l’université de Hong Kong enfin, «le français est facultatif».
Après ce panorama du système éducatif à Hong Kong, le consul évalue la situation de l’enseignement de la langue française dans la colonie: «la place qu’occupe le français n’est pas très importante; avec les programmes chargés comme ils le sont, avec la clientèle presque uniquement chinoise des écoles de Hong Kong et le peu d’utilité pratique que présente nécessairement pour ces Chinois la connaissance de la langue française, l’on ne peut qu’espérer que cette place puisse s’accroître sensiblement; néanmoins la place du français est appréciée, et l’on peut affirmer qu’il y a plutôt tendance à accroissement qu’à stagnation». Constat quelque peu désabusé avec cependant une pointe d’optimisme…
Cet optimisme se retrouve dans l’étude que fait le consul sur les examens que doivent passer élèves et étudiants de Hong Kong. Il note ainsi que le «matriculation examination, qui correspond à notre baccalauréat, comporte à titre de matière à option un examen de langue moderne – autre que l’anglais, lequel est obligatoire». Le français et le portugais peuvent être choisies comme langue étrangère, sans en aviser l’université alors que le choix d’une autre langue impose d’avertir l’université six mois à l’avance et «cette condition indique déjà une primauté de la langue française. Cette primauté est encore soulignée par le fait que pour la seule langue française, il est prévu un examen oral obligatoire pour les candidats désirant obtenir une mention Distinction», viatique précieux pour l’université.
Après ce bilan mitigé sur la place du français à Hong Kong, le consul examine la situation des professeurs qui enseignent le français dans les «établissements étrangers» c’est-à-dire non gérés par les ordres religieux français. Et il juge la situation préoccupante à plus d’un titre. Il déplore ainsi que «les professeurs de français dans les trois ordres (primaire, secondaire et université) ne sont pas de nationalité française; il n’y a ni belges ni suisses; une institutrice, née en France, professe dans une école du Gouvernement, elle est diplômée de la Faculté d’Aix (baccalauréat lettres, complet, philosophie)». En outre, les professeurs de français «ne sont pas tenus de faire des stages en France, en Belgique ou en Suisse; en général, les cours sont confiés de préférence aux professeurs ayant fait de pareil stages, dont la durée n’est pas limitée». La Francophonie, bien avant d’être institutionnalisée, est déjà présente dans l’analyse que fait le consul quand il mentionne des professeurs de français belges ou suisses, avec l’exception notable de ceux du Canada… Dufaure de la Prade cite aussi une lettre du Vice-Chancelier de l’Université de Hong Kong qui, lui aussi, regrette ce manque de professeurs de français, qui l’oblige à enseigner alors que «(he) has no qualification in the teaching of French other than a love of everything French and an enthusiasm for the language and literature of France».
Les préoccupations du consul de France en 1928 s’avèrent donc très proches de celles de ses successeurs et de celles des attachés culturels qui se sont succédé depuis cette époque. Le français, après l’anglais et le chinois, et loin derrière ces langues, occupe en 1928 la première place parmi les langues enseignées à Hong Kong. Et déjà se posent les problèmes du nombre d’enseignants et de leur formation. Il y a 80 ans, la défense et la promotion du français à Hong Kong, œuvre de longue haleine, demandait donc déjà moyens, persévérance et motivation….

CR.

Sources : archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes.

lundi 5 janvier 2009

Polémique autour d’un typhon

Dans les jours qui suivent le violent typhon du 18 septembre 1906, une vive polémique se déclenche à Hong Kong : pourquoi le Royal Observatory n’a-t-il pas donné l’alerte, alors qu’il a été créé, justement, pour prévenir de tels drames?
L’île de Hong Kong est située sur les côtes de Chine du sud (22°N, 114°E), au milieu d’une zone au climat sub-tropical, frappée régulièrement entre août et octobre par des typhons. Leur violence peut provoquer de grands dégâts et surtout causer des pertes humaines. La chronique de Hong Kong est ponctuée de récits de cyclones, typhons et ouragans dévastant le territoire.
Ainsi, le consul de France, quatre ans après l’ouverture du consulat, fait déjà état d’un ouragan qui a touché la colonie le 8 septembre 1867. Dans sa dépêche du 10 septembre, le consul Du Chêne décrit cet «ouragan dont les conséquences ont été désastreuses […] et qui a causé tant dans la rade que dans la ville des pertes dont le chiffre n’est pas encore appréciable. […] Quatre navires étrangers ont été jetés à la côte. Un schooner américain a sombré ainsi qu’une grande quantité de jonques chinoises». Une frégate à vapeur de la marine impériale, «La Guerrière», en escale à Hong Kong, a aussi été endommagée et «est obligée de passer au dock et de subir des réparations qui la retiendront au moins un mois ici».
Ces risques récurrents que font peser les éléments sur Hong Kong conduisent les autorités coloniales à créer, en 1883, le «Royal Observatory», chargé de la mesure du temps, du recueil des données météorologiques et magnétiques et de la prévision des cyclones tropicaux. Un système d’alerte est mis en place et, quand il est déclenché, les tirs d’un canon dédié à cette mission doivent avertir la population et les navires en rade de l’imminence d’un typhon.
Pourtant, le 18 septembre 1906, ce système d’alerte n’a pas fonctionné. Comme le souligne le commandant du contre-torpilleur français «Sabre», en escale dans la rade, «le service du port n’a pas donné l’avis habituel concernant l’approche d’un typhon». Cette grave lacune va provoquer dans les jours qui suivent le désastre une vive polémique, qui met en cause le Royal Observatory et son directeur, sévèrement attaqué par les journaux de la colonie. Pourquoi l’Observatoire n’a-t-il pas donné l’alerte? Etait-il en mesure de le faire? Comment éviter à l’avenir ce genre de drame? En réponse à ces violents débats, le Gouverneur anglais, Sir Matthew Nathan, décide d’établir une Commission d’enquête qui doit déterminer les fautes commises, prendre des sanctions et adopter des mesures préventives.
En effet, le typhon qui a frappé Hong Kong le 18 septembre fut d’une rare violence et l’absence d’alerte a aggravé les dégâts matériels et les pertes humaines. Le consul de France, Auguste Liebert, rappelle dans une dépêche du 3 mai 1908 l’étendue du désastre, qu’il avait déjà décrit dans son rapport de 1906 : «Près de 60 grands navires de type européen, 34 chaloupes à vapeur et des centaines de chalands, d’allèges et de jonques furent coulés, jetés à la côte ou avariés au cours de ce typhon qui ne dura pourtant que 3 heures mais dont le centre passa en plein sur la colonie. La flottille de pêche de Hong Kong, comprenant au moins 1500 barques ou sampans fut coulée et on estime à 7 à 8000 le nombre des chinois qui furent noyés». Les cinq contre-torpilleurs français en escale ont également été touchés et «eurent des avaries plus ou moins graves». La «Fronde», abordée, a sombré et «cinq hommes de l’équipage de ce petit navire disparurent et leurs cadavres n’ont jamais été retrouvés». Ce sont ces pertes causées à la flottille française présente en rade qui ont conduit le consul de France «à intervenir –à titre d’ailleurs privé- dans les travaux de la Commission d’enquête». Il précise : «…et je crois avoir servi par les dépositions que j’ai faites devant la Commission, les intérêts de la navigation dans ce grand port fréquenté par un nombre considérable de navires de guerre et de commerce français».
Les travaux de la Commission d’enquête évoqués par le consul de France durent plusieurs mois et font l’objet de débats au Conseil législatif («Legco») de la colonie en mai 1907. Mais les conclusions du rapport de la Commission ne sont pas à la hauteur des attentes du consul Liebert: «Ainsi qu’il fallait s’y attendre, l’Observatoire -service officiel britannique- a été exonéré =officiellement= (mot souligné par le consul), mais il n’en est pas moins vrai que satisfaction a été donnée à l’opinion publique par la mise à la retraite de son directeur, M. Doberck. Enfin, ce qui vaut mieux encore, des ordres ont été donnés pour que l’Observatoire de Hong Kong tienne compte d’une façon plus sérieuse qu’il ne l’avait fait jusque là des télégrammes météorologiques qui lui sont envoyés par les observatoires de Zi Ka Wei et de Manille». Parmi les autres mesures adoptées, le canon donnant l’alarme est supprimé et remplacé par un système plus élaboré et des abris anti-typhons sont construits, dont celui de Causeway Bay.
Même si l’Observatoire est exonéré de toute faute, les directives données à la suite de la publication du rapport fournissent des indications sur ce qui a pu lui être reproché. Il semble en effet que le Royal Observatory ne tenait guère compte des prévisions météorologiques transmises par l’observatoire de Zi Ka Wei (près de Shanghai, fondé par les Jésuites français en 1873) et par celui de Manille (fondé par les Jésuites espagnols en 1865). Or ces deux observatoires, à la pointe de la technique de l’époque, assuraient depuis des décennies la couverture météorologique des mers de Chine et leurs bulletins d’information étaient utilisés par tous les bâtiments croisant dans ces eaux. Mais, manifestement, l’Observatoire de Hong Kong a ignoré les informations envoyées par Zi Ka Wei et Manille, d’où l’absence d’alerte.
C’est ce que confirment les archives de la Marine Nationale. Ainsi, le 3 novembre 1901, le capitaine de frégate Morazzani, commandant le bâtiment de transport «Nive», en escale à Shanghai, écrit à l’Amiral commandant l’escadre d’Extrême-Orient afin de lui faire part de ses réflexions concernant les typhons observés dans la zone, lettre qu’il communique également à l’observatoire de Zi Ka Wei. Dans sa lettre, le commandant de la «Nive» fait part de sa vision de marin naviguant dans ces eaux où «règne encore de l’incertitude sur l’origine et la trajectoire des cyclones». Le marin, face à ce danger, doit se reposer sur les prévisions des «observatoires de Manille, Hong Kong et Zi Ka Wei (qui) rendent des services inestimables». Mais l’échange d’informations entre ces observatoires est indispensable pour assurer la meilleure prévision possible. Mentionnant ainsi le Révérend Père Froc, météorologiste réputé de Zi Ka Wei : «il lui a suffi en 1898, pendant que Manille n’envoyait plus d’indications, d’un télégramme relatant simplement une indication de vent ne cadrant pas avec le mouvement barométrique de la localité, pour qu’il ait pu avertir les ports d’Extrême-Orient, 3 jours à l’avance, de la menace d’un typhon». Le commandant de la «Nive» recommande donc de «multiplier les points –navires ou observatoires- où l’on recueille des indications météorologiques =contrôlées=».
Le Père Louis Froc répond au commandant de la «Nive» dans une lettre du 5 novembre 1901: «Vous dites que nous avons annoncé un typhon à Hong Kong 3 jours à l’avance: nous l’avons annoncé partout, mais pas à Hong Kong ; c’est le seul port qui ait refusé de recevoir de nous quelque avertissement que ce soit, dont le directeur s’est efforcé de faire enjoindre la même interdiction à l’Observatoire de Manille qui, grâce à ces démarches a, durant quelques semaines, reçu défense expresse de nous annoncer les typhons si redoutés!».
Les archives de la Marine Nationale confirment donc ce que relève le rapport de la Commission d’enquête: l’Observatoire de Hong Kong, systématiquement, refusait de coopérer avec les autres observatoires de la région. Il s’agissait d’une attitude délibérée, sans doute liée à une certaine arrogance de son directeur, qui durait depuis de nombreuses années, au moins depuis huit ans.
Pour autant, le drame aurait-il pu être évité? Les experts contemporains qui ont analysé les données météorologiques du 18 septembre 1906, estiment que, compte-tenu des moyens de l’époque, ce typhon ne pouvait pas être détecté à temps. Les informations sur Hong Kong et sa région diffusées ce jour-là par les observatoires de Zi Ka Wei et Manille ne mentionnent d’ailleurs pas de risque de typhon. Et les descriptions et relevées concernant le typhon qui frappa Hong Kong montrent bien qu’il s’agissait d’un phénomène exceptionnel. Le typhon ne dura en effet que deux heures et demi ou trois heures, période très courte pour un typhon, qui dure généralement un ou plusieurs jours. Le typhon s’est développé soudainement, son diamètre était de faible taille et les vents violents furent très violents. Il s’agissait donc d’un phénomène rare, d’une intensité très forte et brève, et que personne, à l’époque, ne pouvait prévoir.

CR.

Sources : archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes ; archives du Service historique de la Défense, section Marine, Toulon ; La Revue Maritime, septembre 1951. Crédit photographique : HKMM.