jeudi 27 novembre 2008

Le mystérieux Breton Jean Cremet dans le Hong Kong des années 30 -2-

Syndicaliste et révolutionnaire d’origine bretonne, Jean Cremet se trouve embarqué dans la tourmente russe après la Grande Guerre. Il prend ensuite ses distances avec Staline et part se faire oublier en Asie. Pour autant, il n’oublie pas ses engagements et ses idéaux…
Le 29 décembre 1929, il a déjà écrit une carte à sa fille Jeanne qui ne l’a pas vu depuis trois ans quand il a disparu la police aux trousses :
«Ma petite Jeannette,
Et bien oui, je suis un habitant de ces pays depuis déjà trois mois (cela n’est ni très drôle, ni très gai). Mais sois tranquille et mère aussi. Qu’elle fasse ce que je lui ai dit, et tout ira au moment voulu. Évidemment, garde pour toi, le petit renseignement que je te donne sur mon nouveau lieu de résidence. Je séjourne d’ici jusqu’au Japon. C’est extrêmement pénible, si c’est intéressant. Je te ferais passer d’autres cartes. Celle-ci représente le vieux port avec des barques exclusivement chinoises. Songe qu’on les trouve en mer à deux jours des côtes! Écris comme je t’ai dit la dernière fois. Parle-moi de ton travail, de ta santé et de tes projets. Mes baisers et mes souhaits les plus affectueux.
Père.»
On n’est pas à l’époque de l’Internet. En temps ordinaires, de tels messages mettent des semaines à parvenir à bon port. Mais dans le cas de Cremet, père et fille, c’est encore plus délicat. Il faut passer par des systèmes très élaborés, du Komintern, pour que l’adolescente de quinze ans ait des nouvelles de son aventurier de père.
Et quelles aventures! En janvier, alors qu’il attend la venue de l’agent secret Sorge alias «Alex» et son radio Sepel Weingarten, il écrit coup sur coup deux cartes, l’une à Alphonsine, l’autre à Jeannette. Toutes deux reflètent un spleen du révolutionnaire clandestin. À la première, il explique notamment comment elle peut l’aider à se procurer d’autres papiers, et comment un émissaire va venir la voir. L’encre à peine sèche, il ajoute au crayon ces mots: «J’ai un cafard terrible dans ce sale pays. Mes baisers affectueux. Embrasse ma Nette! Comment va ton boulot? Si tu avais quelque chose de personnel, préviens-moi, que je ne commette pas de gaffe. Que sais-je: tu peux te remarier!».
Dans un hôtel de Tsimshatsui, il songe au voyage qu’il vient de faire en provenance de Kobe. Puis il écrit une seconde carte. Elle représente le Pic Victoria, l’une de ses balades favorites, avec le port d’Aberdeen et Repulse Bay. Il l’envoie à ses parents (son père est ingénieur d’arsenal à Bizerte) et à sa sœur, également Jeanne. Là encore, il laisse entendre qu’il abandonnerait bien sa vie de clandestin qui lui pèse. Notamment par ses mots: «Combien de fois n’ai-je pas l’envie de jeter le bonnet par dessus le moulin…».
Toutefois, le 3 février, Jean Cremet se retrouve avec Hô Chi Minh alias «Wong» pour la création du grand Parti communiste vietnamien, voulue par Moscou. Le congrès a lieu dans une maison de Kowloon, mais également au stade de football pendant un match (proche de l’ancien aéroport). Celui qu’on surnommera aussi l’Hermine rouge de Shanghai, Jean Cremet, a reçu les consignes du Komintern: fondre tous les groupes en un seul parti, le Dang Công San Viêt Nam. Déguisés en supporters de foot, les délégués vont suivre les conseils des deux délégués de l’Internationale. Puis, Cremet et le premier comité central élu, vont tenir conclave à Macao dans un hôtel.
Le 6 février, Cremet écrit à Jeannette de Chine pour lui expliquer que la famille va recevoir de l’argent et que l’on entendra plus parler de lui pendant quelque temps. C’est en effet la dernière carte de cette époque que Rémi Kauffer et moi-même avons pu analyser. Un demi-siècle plus tard, nous avons trouvé dans les livres d’histoire, des versions irréconciliables de la triste fin de Jean Cremet en Chine. Parmi les vingt versions que nous avions trouvées, voici celle du professeur shanghaïen Zhou Shangwen dans son «Dictionnaire biographique du communisme international» publié en 1984, donnait un bon exemple à la notice 克列梅 : Ke-lie-mei, Jang – Communiste français, il est envoyé début 1929 par le Komintern en mission en Chine et disparaît dans les environs de Macao, les causes de sa mort n’étant pas éclaircies».
Toutes ces versions étant contradictoires, cela nous a mis la puce à l’oreille. Et nous sommes partis en chasse de la vérité historique. C’est ainsi qu’en six ans, nous avons pu reconstituer la véritable histoire de Cremet et nous apercevoir que Hong Kong et Shanghai en avaient constitué le tournant décisif. Grâce à sa fille Jeanne retrouvée, l’accès aux cartes postales nous a permis de reconstituer sa trajectoire puis de découvrir qu’il avait vécu une seconde vie, en simulant sa propre mort pour échapper aux sbires de Staline. Cela Jeanne le savait mais la piste de Jean Cremet s’était encore ensablée dans les années cinquante… Et un beau jour nous avons pu, avant d’écrire notre livre, révéler à Jeanne comment son père, sous une nouvelle identité, après de multiples aventures dans la guerre d’Espagne ou dans la résistance, était finalement mort en 1973 en Belgique où il est enterré, encore de nos jours, sous un faux nom. Mais ceci est un nouveau mystère que nous réservons aux lecteurs de notre livre…

RF.

Sources : Roger Faligot, Rémi Kauffer, L’Hermine rouge de Shanghai, Les portes du Large, Rennes, 2005. Crédit photographique : Faligot-Kauffer ; reproduction interdite. Remerciements à M. Roger Faligot, co-auteur d’une passionnante biographie sur Jean Cremet.

lundi 24 novembre 2008

Le mystérieux Breton Jean Cremet dans le Hong Kong des années 30 -1-

Le 8 janvier 1930, attablé à l’un des hôtels de Hong Kong, un homme d’affaires discret rédige quelques cartes postales à sa famille. Est-ce un Français ? Car il signe ses missives «Jean Thibault» et les envoie à une Mme Thibault, en Loire-Inférieure, comme on appelait à l’époque ce département breton du pays nantais (la Loire atlantique d’aujourd’hui)? Ou bien, est-il plutôt un Belge, car il se trouve qu’il a accès à un second passeport, sous un nom flamand, avec lequel il a loué un appartement à Shanghai: René Dillen, commerçant international? Ni l’un, ni l’autre. Car son vrai nom est encore différent. Il s’appelle Jean Cremet. Quel est ce mystérieux personnage ?
Selon l’état-civil, il est bien né à La Montagne, dans ce pays nantais en 1892. Très jeune, il a été employé à l’arsenal d’Indret où son père était ingénieur et où l’on fabriquait, alors qu’approchait la Grande Guerre, des hélices de torpilles. Rompant avec sa famille, jeune syndicaliste et militant ardent du Parti socialiste, il s’est fait repérer très tôt par le commissariat spécial (ancêtre des renseignements généraux). Et pour cause: Jean Cremet, qu’on surnomme «le Petit Rouquin», mène tambour battant quelques grèves retentissantes ainsi que des actions antimilitaristes. Il a même, de surcroît, hébergé des camarades socialistes étrangers, et piloté, -pour ses vacances de 1911- un délégué russe qui aime la pêche à la crevette du côté de Pornic: le camarade Oulianov, sa femme et sa belle-mère.
On l’a compris: six ans plus tard, l’Oulianov en question, est le maître de la Russie au Kremlin sous le nom de Lénine! Jean Cremet, malgré ses forts sentiments pacifistes a endossé l’uniforme en 1914 et de suite été blessé au Luxembourg belge dans les premiers combats meurtriers dans lesquels se sont affrontés jeunes bretons et jeunes bavarois. Quand le Parti communiste voit le jour en France, à Moscou on soutient certaines candidatures pour la direction aux côtés de cet autre vieux Breton, Marcel Cachin. La pêche à la crevette n’est pas oubliée. Lénine, puis son adjoint Staline, suggèrent de faire un bon sort au dirigeant régional Cremet. Mais acceptera-t-il de quitter Nantes, son épouse Alphonsine et leur petite fille Jeanne?
Le voici à Paris, élu conseiller municipal du 14e arrondissement. Mais aussi, côté face, en 1925, secrétaire général adjoint du Parti communiste. Côté pile, c’est autre chose. Le 4e Bureau de l’armée rouge (autrement dit le service de renseignement qu’on appelle aussi GROu) lui demande de créer un vaste réseau d’espionnage à travers toute la France. Le premier du genre. Il s’agit d’implanter des correspondants dans tous les ports, les usines d’armement, les laboratoires les plus pointus de la technologie de l’époque. À cette époque où une génération entière a été traumatisée par la guerre de 14-18, ils sont nombreux à penser qu’en aidant la «patrie des prolétaires», l’Union soviétique, on sauvera la paix… Le Petit Rouquin et ses deux maîtresses, Louise et Madeleine Clarac, vont effectivement monter un vaste système de renseignement. Jusqu’au jour où, en mai 1927, la Sûreté, forte des aveux d’un de leurs correspondants, démantèle le réseau. C’est un énorme scandale ! Cremet disparaît. La police encercle l’ambassade des Soviets croyant qu’il y est caché… Mais il est déjà loin. À Moscou, avec ses deux compagnes, où il va représenter l’Internationale communiste, le Komintern.
Sans doute d’autres que lui seraient rentrés dans l’histoire terrifiante du stalinisme en en devenant l’un des auxiliaires zélés… C’est mal connaître le «petit rouquin». On n’est pas Breton et de surcroît de tradition anarcho-syndicaliste sans être rétif aux injustices. À commencer par celles qui se propagent dans son propre camp. Bref, en octobre 1927, au moment où, au sein du Komintern, on veut exclure Léon Trotsky, le fondateur de l’Armée rouge, il s’oppose à Staline. Cinq ou dix ans plus tard, il eut fini une balle dans la nuque dans la terrible prison de la Loubianka ou déporté au Goulag en Sibérie. Et l’on aurait le souvenir que Jean Cremet fut le premier dissident français de renom du système communiste.
Mais Staline n’a pas encore totalement conforté son pouvoir. Et Manouilsky, l’un des patrons de l’Internationale, qui apprécie le Petit rouquin lui propose la botte: «Tu vas en mission en Asie, on t’aura oublié, dans cinq ans Staline t’aura pardonné, s’il est encore parmi nous…». L’Asie? La Chine et l’Indochine, Jean Cremet n’en est pas absolument étranger. Surtout parce qu’il est ami depuis plusieurs années avec deux autres missi dominici du Komintern. Le premier c’est l’Indochinois Nguyên Ai Quôc (qu’on connaîtra un jour sous le nom d’Hô Chi Minh). Le second c’est l’Allemand Richard Sorge, qui a été choisi pour monter un vaste réseau de renseignement à Shanghai (et plus tard bien sûr au Japon, ce qui le perdra…). C’est pour rencontrer ces deux camarades que le Petit Rouquin est attablé au Peninsula de Hong Kong, en janvier 1930, et qu’il reviendra à plusieurs reprises dans la colonie britannique ces mois-là.

RF.

Pour quelles raisons Jean Cremet se trouve-t-il à Hong Kong… et que compte-t-il faire dans la colonie britannique ? Vous le saurez jeudi, dans la suite des aventures du mystérieux Breton…

Sources : Roger Faligot, Rémi Kauffer, L’Hermine rouge de Shanghai, Les portes du Large, Rennes, 2005. Crédit photographique : Faligot-Kauffer ; reproduction interdite.

Remerciements à M. Roger Faligot, co-auteur d'une passionnante biographie sur Jean Cremet.

jeudi 20 novembre 2008

Les compagnies françaises de navigation à Hong Kong en 1930

Dès ses débuts, le port de Hong Kong s’affirme comme l’un des plus actifs au monde par son trafic et par le nombre des mouvements de navires enregistrés chaque année. En 1930, cinq compagnies maritimes françaises sont implantées à Hong Kong et participent à cet intense trafic de marchandises et de passagers. Elles assurent les liaisons entre la France et l’Extrême-Orient mais aussi entre Hong Kong et l’Indochine française, les relations entre les deux colonies étant, à cette époque, très étroites.
En 1930, le port de Hong Kong est l’un des plus actifs au monde. En 1928 il enregistre un trafic de 45 millions de tonneaux, effectué lors des entrées et sorties de 298 707 bâtiments de tous tonnages, navires à vapeur ou jonques chinoises à voiles, encore très nombreuses. Dans sa dépêche du 11 mars 1930, le Consul de France, Marc Duval, fait le point sur la part de la France dans cet intense commerce maritime.
La population de Hong Kong est alors d’un million d’habitants, dont 18 150 Européens. En 1930, la communauté française n’est que de « 112 personnes, dont 34 religieux et religieuses », soit à peine plus que dix ans plus tôt, quand elle s’élevait à 85 ressortissants. Mais, comme en 1920, cette communauté française, faible par sa taille (moins de 1% de la population européenne) s’avère très dynamique, en particulier dans le domaine maritime. Ainsi, pour le tonnage de navires, la part des compagnies françaises dans le trafic du port de Hong Kong place la France au 5e rang des pavillons recensés dans le port de Victoria, «après les pavillons britannique, japonais, américain, chinois et avant les pavillons norvégien, allemand, danois, italien, suédois et portugais». Le nombre d’entrées et de sorties de navires français n’est cependant que de 311, soit environ un millième des mouvements enregistrés par le port de Hong Kong! Cette faible part s’explique par le tonnage relativement important des navires français relâchant à Hong Kong, cargos à vapeur et paquebots pour l’essentiel, appartenant aux compagnies de navigation sous pavillon français. Cinq compagnies maritimes françaises sont présentes à Hong Kong en 1930:
- Compagnie des Messageries Maritimes : première compagnie maritime française à s’implanter à Hong Kong (sous le nom de Messageries Impériales), «les vapeurs de la ligne postale de la Chine et du Japon qui relie Marseille à Yokohama touchent Hong Kong tous les 14 jours. La malle montante et la malle descendante se croisent ordinairement à Hong Kong». Ce service régulier ente la France et l’Extrême-Orient est assuré par huit navires à vapeur jaugeant environ 22 000 tonnes, dont le célèbre «André Lebon». Le Consul relève que les Messageries Maritimes affichent des résultats plaçant la compagnie française «au niveau des deux compagnies les plus puissantes desservant la même ligne, à savoir la Peninsula and Oriental Line, subventionnée par le Gouvernement anglais et la Nippon Yusen Kaisha, subventionnée par le Gouvernement japonais». Marc Duval note aussi que «Hong Kong étant en fait le port de Canton, c’est dans cette localité que se font les transactions d’achat; le principal article d’exportation est la soie qui est chargée sur des bateaux de rivière et transbordée à Hong Kong sur les grands courriers». Le Consul mentionne aussi les autres produits exportés, tels «les peaux brutes, des nattes, des plumes, du cassia et du minerai de wolfram».- Compagnie Indochinoise de Navigation : la compagnie est représentée à Hong Kong par l’agence des Messageries Maritimes et exploite deux lignes régulières entre Hong Kong et Haiphong, port du Tonkin. «La première est une ligne postale directe entre Haiphong et Hong Kong […] desservie par le vapeur «Canton» (953 tx) qui effectue un voyage tous les 10 jours». Et la deuxième ligne «est une ligne postale côtière de Hong Kong à Haiphong, via Pakhoi, Hoiha, Fort-Bayard […] desservie par le vapeur «Tonkin» (906 tx) qui effectue un voyage tous les 14 jours». Fort-Bayard, Zhangjiang de nos jours, est alors la base navale française en Chine de la Division Navale d’Extrême-Orient (DNEO), obtenue en 1898 par concession de 99 ans, en même temps que le bail des Nouveaux Territoires de Hong Kong.
- Société Maritime Indochinoise : les navires de cette compagnie assurent le service sur trois lignes, une ligne Swatow-Hong Kong-Haiphong-Tourane, subventionnée par le Gouvernement Général de l’Indochine ; une seconde ligne qui dédouble la ligne subventionnée Saigon-Hong Kong-Haiphong ; et enfin une troisième ligne commerciale dont les escales se font selon la demande.
- Société Anonyme J. Pannier & Cie à Haiphong : «cette compagnie exploite entre Hong Kong et l’Indochine deux bateaux […] qui touchent Hong Kong de manière irrégulière», sur les lignes Haiphong-Hong Kong-Swatow, tous les 30 jours et «Haiphong-Hong Kong et parfois Canton tous les 20 jours».
- Chargeurs Réunis : la ligne de cette compagnie est «essentiellement une ligne commerciale et n’a pas d’escales régulière à Hong Kong mais y relâche chaque fois que l’occasion d’un fret intéressant à embarquer se présente». En 1930 les activités des Chargeurs Réunis à Hong Kong sont cependant en sommeil, les deux navires assurant le trafic de la compagnie dans cette région d’Asie venant d’être vendus et leur remplacement n’ayant pas encore eu lieu.
Le Consul de France termine sa dépêche en mentionnant le «Tai Poo Sek», «bateau de 1219 tx, qui bat pavillon français, mais qui appartient en réalité à des Chinois et navigue entre Hong Kong et Fort-Bayard».
En 1930, les activités des compagnies de navigation françaises implantées à Hong Kong illustrent le dynamisme de ces compagnies et les liens étroits tissés entre la colonie britannique et la colonie française d’Indochine. Ces compagnies maritimes poursuivront leurs activités tout au long du XXe siècle, au gré des fusions et des regroupements de sociétés. Le groupe CMA-CGM, troisième du monde en 2008 et dont les navires relâchent quotidiennement à Hong Kong, est ainsi un lointain descendant des Messageries Maritimes et des Chargeurs Réunis, déjà présents il y a 80 ans.

CR.

Sources : Archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes ; HKMM.
Crédits photographiques : http://cartesdecollection.free.fr


lundi 17 novembre 2008

Le monument perdu et… retrouvé de la «Fronde»

La mort de cinq marins français du contre-torpilleur «Fronde», lors du typhon du 18 septembre 1906, provoque un profond émoi à Hong Kong mais aussi en Indochine française. En 1908, un monument est érigé à Kowloon à la mémoire des marins disparus, sur souscription des populations européennes des deux colonies britannique et française. Après avoir été longtemps un point de repère familier du paysage urbain de Hong Kong, le monument de la «Fronde» disparaît dans les années 60 et son souvenir s’efface alors des mémoires… jusqu’à ce qu’il soit retrouvé, 100 ans après son inauguration!
Le typhon qui frappe Hong Kong le 18 septembre 1906 survient deux ans après la signature de l’Entente Cordiale, en pleine période d’amitié franco-britannique. La disparition de cinq officiers-mariniers et matelots du contre-torpilleur «Fronde» marque alors fortement les esprits au sein de la communauté britannique de Hong Kong, sans doute plus que les 10000 victimes chinoises de cette catastrophe… Mais le drame émeut également la population française d’Indochine. Hong Kong et l’Indochine française maintiennent en effet à l’époque des relations étroites, financières et commerciales, et le trafic maritime entre les deux colonies est intense. En outre, les bâtiments de guerre français de la Division Navale d’Extrême-Orient (DNEO) relâchent souvent dans les ports des deux colonies.
Dans les mois qui suivent le typhon, un mouvement de solidarité se fait jour à Hong Kong et à Saigon pour lancer une souscription ayant pour but d’ériger à Hong Kong un monument commémorant la disparition des cinq marins français. Le monument, connu à Hong Kong sous le nom de «Fronde Memorial», est inauguré en grande pompe le 14 mai 1908 à King’s Park, à Kowloon, en présence des plus hautes autorités britanniques et françaises. Dans une dépêche du 20 mai 1908, le Consul de France de l’époque, Gaston Liebert, rend compte de cette cérémonie, «épilogue du typhon qui a dévasté Hong Kong».
Le monument de la «Fronde», «obélisque en granit brut, posé sur un socle cubique portant les noms des victimes» est d’une «hauteur totale d’environ 10 mètres». Il a été «élevé à frais communs par la colonie de Hong Kong et la municipalité de Saigon (et) a coûté environ 6000 francs». Gaston Liebert précise que, «le Gouverneur de Hong Kong, Sir Frederick Lugard, s’était mis d’accord avec moi pour donner à cette cérémonie le caractère de solennité et de gravité que comportait la circonstance». Le Gouverneur britannique et le Consul de France prononcent donc tous deux un discours «empreint de bonne et sincère entente entre les deux pays et leur colonies d’Extrême-Orient». Tous les «corps constitués de la colonie britannique sont présents, ainsi que les consuls étrangers, des délégations d’officiers des navires de guerre et des régiments anglais, 100 matelots de l’escadre anglaise et 80 matelots de nos navires «Alger» et «Argus», présents sur rade, ainsi que des membres de la colonie française, groupée autour de son consul». Le journal Hong Kong Telegraph du 15 mai 1908 note aussi, entre autres personnalités, la présence de l’évêque de Hong Kong, Mgr. Pozzani, de Sir Paul Chater, figure célèbre de Hong Kong, du Père Brun, responsable de la Procure des Missions Etrangères de Paris, des commandants du croiseur français «Alger» et de la canonnière «Argus» et surtout de Mademoiselle Marel, fille du Gouverneur français du Tonkin. C’est cette dernière qui est invitée, au nom de l’amitié franco-britannique et des liens étroits entre les colonies de Hong Kong et d’Indochine, à tirer sur les cordes qui dévoilent aux yeux de l’assemblée le monument commémoratif. Après cette inauguration du monument, le journal mentionne les sonneries aux morts jouées par un trompette anglais (the Last call) du «Middlesex Regiment» et par un marin du croiseur «Alger». Pour le Hong Kong Telegraph, la Marseillaise et le God Save the King closent la cérémonie de manière et solennelle et émouvante, en particulier pour les Français présents, dont «les cœurs vibrent au son» de l’hymne national.
Pendant une cinquantaine d’années, le «Fronde Memorial» est un lieu très familier de Kowloon, à l’intersection des rues Gascoigne et Jordan. Les bus qui partent de Tsim Sha Tsui et se dirigent vers le nord s’arrêtent au niveau de l’obélisque, à l’arrêt de bus justement dénommé… «Monument». Mais nous sommes à Hong Kong, ville où le paysage urbain est en perpétuelle évolution. Et, une cinquantaine d’années après son inauguration, le mémorial de la «Fronde» doit être déménagé de son site afin de permettre l’élargissement des deux rues au croisement desquelles il est implanté.
L’obélisque disparaît ainsi de son emplacement initial dans les années 60, sans que, semble-t-il, les autorités françaises et le Consulat général de France à Hong Kong en aient été avisés. C’est en 2008, à l’occasion des célébrations des 160 ans de présence française à Hong Kong et de la préparation de l’exposition sur les relations maritimes entre Hong Kong et la France, que des recherches sont entreprises pour retrouver le monument de la «Fronde» à King’s Park. Peine perdue! Le parc et les rues adjacentes ont fait l’objet de profondes transformations au cours des précédentes décennies. Heureusement, la qualité du service des archives historiques du Gouvernment de Hong Kong permet assez vite de retrouver la trace du mémorial disparu de la «Fronde». Après son enlèvement du site de Kowloon dans les années 60, l’obélisque de granit est en effet transféré sur l’île de Hong Kong, au sein du cimetière de Happy Valley, où il est actuellement visible, dans le même état que le jour de son inauguration, il y a exactement 100 ans. On peut y lire l’inscription, en français et en anglais: «A la mémoire des Jean Bonny, Charles Meuric, René Derrien, seconds maîtres, Narcisse Bertho, Joseph Nicolas, quartiers-maîtres, du contre-torpilleur «Fronde», disparus à Hong Kong dans le typhon du 18 septembre 1906».

CR.

Sources : Archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes - Hong Kong Telegraph, 15 mai 1908 - Prominent Figures in the Hong Kong Cemetrey at Happy Valley, Dr Joseph Tsing, Hong Kong Institute of Contemporary Culture, 2008.
Crédits photographques : HKMM.

jeudi 13 novembre 2008

Les «pères français» du bauhinia, emblème de Hong Kong

En 1997, lors de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, la nouvelle Région Administrative de Hong Kong choisit comme emblème une fleur locale, le «bauhinia blaekana». La fleur, stylisée, figure sur le drapeau de Hong Kong et sur l’ensemble des documents administratifs du territoire. L’anecdote est très peu connue mais cette fleur présente des liens étroits et multiples avec la France…
Appellation éponyme, le terme bauhinia rappelle le nom des frères Bauhin, Gaspard et Jean, deux herboristes du XVIe siècle qui ont consacré leur vie à la botanique. Leur père, Jean Bauhin Père (1511-1582), médecin et botaniste, doit, après avoir embrassé la Réforme, fuir la France pour éviter les persécutions des Guerres de Religion. Chirurgien, il est reçu en 1575 comme membre extraordinaire de la faculté de médecine de Bâle. Les enfants Bauhin héritent de la curiosité scientifique de leur père et de son goût pour la médecine et les plantes. Tous deux seront ainsi médecins-chirurgiens mais aussi herboristes et botanistes. L’aîné Jean (1541-1612) cultive la pomme de terre deux siècles avant Parmentier à partir de plants issus du jardin botaniste de Bâle! Il se lance aussi dans une description de plus de 5000 plantes et herbes et publie un «Historia Plantarum universalis» avec plus de 3500 illustrations, œuvre majeure pour l’époque. Gaspard Bauhin (1560-1624) occupe à partir de 1589 la chaire de botanique de l’université de Bâle. Comme son frère aîné, Gaspard recense et décrit également des milliers de plantes dans son «Pinax Theatri Botanici» puis dans son «Theatrum Botanicum», dont il ne peut terminer que trois volumes sur les douze prévus. Mais Gaspard va plus loin que la description des plantes étudiées. Il propose également une ébauche de classification de ces plantes, basée non sur leur classement alphabétique, leur taille et leur lieu d’origine, comme cela se pratiquait alors, mais en les baptisant d’un nom court, souvent constitué de deux mots. Cette classification préfigure le système binomial du très célèbre botaniste Linné. Dès le XVIe siècle, l’œuvre des frères Bauhin est reconnue comme apportant une contribution majeure à l’étude et à la connaissance des plantes.
C’est donc pour leur rendre hommage que le père Plumier (1646-1704), prêtre français, grand voyageur et botaniste, spécialiste de la flore des Antielles, baptise une catégorie de plantes qu’il étudie, du nom de bauhinia. Le genre bauhinia est en effet caractérisé par des feuilles simples bilobées et ce nom de baptême fait ainsi référence aux frères Bauhin, unis dans une même passion pour la botanique. On doit d’ailleurs au père Plumier, entre autres, les noms de bégonia, fushia, lobélia, magnolia, baptisés également en l’honneur de célèbres botanistes (Bégon, Fuschs, Lobel, Magnol).
Par la suite, le lien du bauhinia avec Hong Kong relève de la tradition de la botanique chez les frères des Missions Etrangères de Paris (MEP) et ce, depuis le XVIIIe siècle. Installés à la Maison de Béthanie, à Pokfulam, les frères des MEP y poursuivent en effet cette tradition. Ils collectent plantes, herbes et arbres trouvés sur le territoire de Hong Kong et les font pousser aussi dans leur jardin de Béthanie. En 1888, le Père JM Delavay identifie pour la première fois près des ruines d’une maison située en bord de mer, au Mont Davis, une plante de la famille des Bauhinia, à la couleur violette et jusqu’alors inconnue. Les frères des MEP en récupèrent des boutures pour les planter dans leur jardin, mais ils n’omettent pas d’en confier d’autres au Jardin Botanique de Hong Kong, où la plante peut ainsi être cultivée et conservée.
A la fin du XIXe siècle, Stéphane T. Dunn, responsable de la direction des Forêts de Hong Kong, complète le nom de cette plante que lui ont confiée les frères des MEP. Au nom générique de Bauhinia il ajoute ainsi le qualificatif blakeana, en hommage à Sir Henry Blake, le gouverneur de la colonie britannique de Hong Kong à l’époque (1898-1903).
Le bauhinia blaekana est depuis devenue une plante courante du territoire de Hong Kong et sa couleur violette l’a rendue très populaire. C’est pourquoi elle devient en 1965 le symbole de la ville de Hong Kong. C’est aussi la raison pour laquelle, en 1997, elle est retenue pour symboliser la Région Administrative Spéciale de Hong Kong.
Les liens multiples du bauhinia blaekana, emblème de Hong Kong, avec des Français, des frères Bauhin au père Plumier et du Père Delavay à ses confrères botanistes des MEP, étaient un peu tombés dans l’oubli…

CR.

Sources : www.botanique.org; Alain Le Pichon, Béthanie and Nazareth, HKAPA, 2006.

lundi 10 novembre 2008

Paul Claudel et le spleen de Hong Kong

Le diplomate et dramaturge mystique n’a jamais vécu à Hong Kong. Pourtant, la colonie britannique est liée à son œuvre, à sa carrière… et à son grand amour: Rosalie Vetch.
Dans le billet du jeudi 2 octobre, nous avons évoqué la passion sulfureuse de Paul Claudel et Rosalie Vetch ; une relation née au cours d’un voyage vers la Chine en 1900. Le jeune diplomate rejoint alors son poste à Fou-Tchéou et c’est précisément là que l’escroc Francis Vetch, ainsi que sa femme et ses quatre enfants, comptent se rendre pour faire fortune. Marie-Josèphe Guers, auteur d’une thèse d’Etat sur Claudel et du roman «La maîtresse du Consul» est formelle: Rosalie n’est pas tombée par hasard dans les bras du dramaturge. Celui-ci est pataud dans ses apparences et semble être la cible idéale pour le couple d’aventuriers. Rosalie et Francis Vetch ne connaissent, à cette époque, rien de l’Asie et veulent s’appuyer sur Paul Claudel, en poste dans la région depuis 1895.
C’est sans compter sur le charisme et la puissance intellectuelle du diplomate. Ce dernier propose d’héberger la famille pour les aider. Francis Vetch s’éloigne rapidement, occupé à combiner ses multiples trafics, et Rosalie Vetch succombe sincèrement aux charmes du consul. Pendant quatre ans, elle vit un amour fou avec Paul Claudel, au point même que le fonctionnaire du quai d’Orsay refuse une promotion de taille en 1904: le consulat de Hong Kong! Il préfère rester à Fou-Tchéou pour Rosalie. Hong Kong représente pour lui une Chine pervertie, par les Anglais et le modernisme. C’est une marque de profond désintéressement pour la carrière diplomatique mais aussi l’aveu de sa passion pour une Chine qu’il juge plus authentique.
En 1904, sa maîtresse tombe enceinte et retourne en Europe. Elle fuit. En avril 1905, Paul Claudel et Francis Vetch se retrouvent associés dans une rocambolesque expédition, à arpenter ensemble la Belgique et les Pays-Bas pour retrouver Rosalie, en vain. Ils apprennent à cette période, que leur femme et maîtresse a décidé de refaire sa vie avec un troisième homme. Cette liaison et sa triste fin sont une étape décisive dans la vie et l’œuvre de l’auteur.
Claudel reste lié avec les enfants Vetch; il aide Gaston à entrer à la Société des Nations, protège Louise, l’unique fille, et entretient des liens étroits avec Henri, libraire à Pékin dans l’entre-deux guerres et plus tard éditeur… à Hong Kong. Robert, l’aîné devenu missionnaire catholique, est le seul à rester longuement attaché à son père naturel. Toujours absent, Francis Vetch ne se formalise pas d’être remplacé. Il court ailleurs, à d’autres affaires.
Pourquoi toutes ces histoires et quel lien encore avec Hong Kong ? «Le partage de midi», bien sûr. Cette pièce de théâtre de Paul Claudel est éminemment autobiographique. Le premier acte se joue sur un navire en partance pour Hong Kong et le second dans un cimetière de la colonie britannique qui ne peut être inspiré que de celui de Happy Valley. Tous les personnages sont à leur place, sous d’autres noms, et la tragédie amoureuse reprend sur scène.
Enfin, dans l’édition de 1927 du recueil «Connaissance de l’Est», Claudel ajoute dans la préface un poème intitulé «Hong Kong». Le texte commence ainsi: «Hong Kong et les îles qui en escortent l’entrée, tout cela est si petit à présent derrière nous qu’on le mettrait dans sa poche». Là encore, la tristesse et l’amertume transparaissent; c’est un chant du départ, un adieu déchirant et plein de nostalgie… Et c’est dans le port de Hong Kong que ce chante cette oraison funèbre.

FD.

Sources : Archives du ministère des Affaires Etrangères, Nantes ; Marie-Josèphe Guers, La maîtresse du Consul, Albin Michel, 2000 ; Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Gallimard, 1927.

jeudi 6 novembre 2008

La famille Renner, naufragée du «Georges Philippar»

Dans la nuit du 15 au 16 mai 1932, le paquebot «Georges Philippar» fait naufrage dans le golfe d’Aden. Ce navire de la compagnie des Messageries Maritimes revient de son voyage inaugural en Extrême-Orient. A son bord, l’attaché de chancellerie de Hong Kong, Charles Renner, ainsi que sa femme et leur enfant, échappent de justesse à la mort. Quelques mois plus tard, les rescapés font le récit de la tragédie.
Sorti des chantiers de Saint-Nazaire en novembre 1930, le «Georges Philippar» est l’une des fiertés de la compagnie des Messageries Maritimes. Avec ses cheminées carrées originales, le navire-jumeau du «Felix Roussel» s’est élancé de Marseille en 1932, pour son voyage inaugural en Extrême-Orient. A son retour de Saigon, 505 passagers sont à bord, dont le célèbre journaliste Albert Londres. Le jeune attaché de chancellerie de Hong Kong, Charles Renner, est également du voyage avec sa femme et leur bébé. Le diplomate est en poste dans la colonie britannique depuis 1928 ; c’est son premier retour en Europe, pour présenter le nourrisson à la famille.
Dans la nuit du 15 mai 1932, alors que le bateau entre dans le golfe d’Aden, une fête est organisée. Les passagers se couchent fort tard et l’un d’entre eux, à son retour dans sa cabine, sent une forte odeur de caoutchouc brûlé. C’est le début du tragique incendie à l’origine du naufrage. Le feu se propage avec une rapidité étonnante. Le poste de radio émetteur et le groupe électrogène sont détruits, de même qu’une partie des canots de sauvetage. Quelques appels de détresse sont lancés in extremis avant que l’ensemble du navire ne devienne la proie des flammes.
Bien après le drame, les autorités françaises ouvrent une enquête pour essayer de déterminer les causes de ce naufrage, mais aussi les responsabilités. C’est dans ce cadre que Charles Renner et sa femme sont interrogés. Leurs récits, séparés, proviennent des procès-verbaux d’audition faits à la demande du Gouverneur général d’Indochine.
La famille Renner occupe la cabine 73, en première classe sur le pont D à bâbord. Ils sont montés sur le «Georges Philippar» à Hong Kong, le 26 avril 1932. Le diplomate, âgé de 32 ans au moment des faits, se souvient d’un excellent début de voyage : «le service était parfait, le personnel très complaisant ; je me trouvais en parfaite sécurité». Sa femme, Gabrielle, âgée quant à elle de 25 ans, se souvient toutefois de quelques défaillances électriques. «Très souvent on mettait une ampoule et elle était brûlée tout de suite». Charles Renner confirme: «A ce point de vue – et j’avoue ne m’en être point occupé à l’époque – les ampoules des liseuses dans ma cabine ont sauté, un nombre de fois considérable, et ont dû sauter dans les autres cabines puisqu’au bout de très peu de temps après le départ de Saigon, elles n’ont pu être remplacées. Je dois également signaler que, au début du voyage, ayant remarqué un grésillement dans un commutateur j’avais fait appeler l’électricien de bord; en dévissant la plaque nickelée sur laquelle étaient fixés les boutons, l’ouvrier trouva à l’intérieur un morceau de papier d’emballage à moitié brûlé».
La nuit du naufrage, «nous nous sommes réveillés quand tout brûlait déjà autour de nous, commente Gabrielle Renner. Nous avons eu connaissance de l’incendie par les cris de notre voisine de cabine, madame Vayssières, et presqu’au même moment par l’odeur de la fumée qui avait pénétré dans la cabine sans nous réveiller». Il était entre 2h15 et 2h20 d’après les estimations.
Charles Renner raconte: «Nous sommes sortis immédiatement sans prendre le temps de nous vêtir. La coursive était remplie d’une fumée âcre et épaisse ; qui vous brûlait les yeux et vous étouffait. La chaleur était intense, les flammes devaient être très proches, mais la fumée était si opaque qu’on ne pouvait les voir. Sachant la porte de communication avec les 2e classes toujours fermée à clef, j’ai essayé à travers la fumée de gagner l’escalier du bar ; j’ai été obligé de m’arrêter car je me rendais compte que j’entrais dans les flammes, d’ailleurs en me retournant pour revenir sur mes pas, je fus brûlé dans le dos et aux oreilles».
C’est à ce moment que Charles Renner perd contact avec sa femme. «Il était impossible de voir à 10 cm devant moi. Elle ne répondait pas à mes appels et je craignais qu’elle eut continué le chemin vers le brasier». C’est en effet la direction qu’a prise Gabrielle… mais elle a rebroussé chemin plus vite : «Je n’ai pas pu continuer car on étouffait de fumée et de chaleur. J’ai fait demi-tour pour retourner dans ma cabine, mais j’ai continué instinctivement mon chemin en tenant mon enfant serré contre ma poitrine. Je ne répondais pas aux appels de mon mari de crainte de provoquer chez l’enfant de nouvelles plaintes et de crainte d’étouffer moi-même et ne pas arriver à nous sauver». Le diplomate panique à leur recherche. «Au moment où je me retournais pour regagner ma cabine et sauter par le hublot, j’entendis quelqu’un défoncer la porte de communication avec le pont des 2e classes et quand j’arrivais, je me sentais évanouir ; quelqu’un m’a tiré dehors, là je trouvais ma femme et mon enfant».
Gabrielle Renner ne se souvient pas d’avoir entendu de signaux d’alarme, ni dans la cabine ni dans la coursive. «Il régnait un grand silence». Charles Renner, lui, a entendu une très faible sonnerie «comme un réveil placé à grande distance, et pourtant il régnait dans la coursive un silence de mort, c’est surtout cela qui m’a frappé. Je peux dire que le feu se propageait à une rapidité terrifiante, et au moment où je me trouvais sur le pont, tout le bateau était embrasé et les flammes sortaient de presque tous les hublots du pont D».
Sur le pont des deuxième classe, des matelots sont là, impuissants avec leur manche à eau. Il semble régner le plus grand désordre dans l’organisation des secours. Les marins ne sont pas commandés et combattent le feu comme ils peuvent. «Je n’ai pas l’impression qu’il y eut des mesures prises, affirme Gabrielle Renner. J’ai vu le premier canot descendre, j’ai sauté dedans, mais je me rappelle qu’un matelot empêchait les hommes de monter». Le lieutenant Richard est le seul officier remarqué sur le pont. C’est lui qui organise les deux premiers canots. Charles Renner voit partir sa femme et son enfant. Il reste à bord. «Je me suis mis à la recherche d’une ceinture de sauvetage; la première que je trouvais se cassa quand je voulus la mettre. Après en avoir trouvé une autre, je me suis laissé glisser le long d’une corde pour tacher de regagner à la nage un canot. Après une vingtaine de minutes, je fus retiré de l’eau».
Le pétrolier russe Sovietskaja Neft arrive sur les lieux une heure et demie plus tard. La famille Renner monte à bord, saine et sauve. Plus de 50 personnes n’ont pas cette chance et périssent étouffés ou brûlés. Le journaliste Albert Londres est parmi les victimes, alors qu’il revient d’une longue enquête en Chine. La rumeur a longtemps voulu que l’incendie fut en fait un acte criminel diligenté par la mafia chinoise pour que les documents secrets que transportait le célèbre reporter n’arrivent jamais à bon port… Quoi qu’il en soit, la cause exacte de l’incendie n’a jamais été véritablement explicitée, même si les soupçons portent fortement sur la qualité de l’équipement électrique du navire.
Pour Charles Renner, de nombreuses vies auraient été sauvées si les appareils avertisseurs et les alarmes avaient fonctionné et, surtout, si les portes de communication n’avaient pas été toutes fermées à clé. Gabrielle Renner enfonce le clou : «En ce qui concerne notre coursive, rien n’a été fait ni pour nous avertir ni pour nous sauver». Les rapports de police établissent quant à eux que le personnel a perdu trop de temps à essayer d’éteindre le feu sans enclencher les alarmes, de peur de réveiller les passagers pour rien. Le commandant a également ordonné bien trop tôt la fermeture des portes étanches, condamnant ainsi des passagers qui n’avaient pas encore réussi à fuir.
Charles Renner et sa famille, ainsi que tous les autres rescapés, sont ramenés en France sur un autre navire de passage. Le diplomate repart pour Hong Kong quelques mois plus tard. A l’occasion, il est nommé «attaché de consulat» puis rapidement, en janvier 1934, il devient vice-consul, toujours dans la colonie britannique. Le «Georges Philippar» ou du moins ce qu’il en restait, a brûlé pendant trois jours en dérivant, avant de sombrer définitivement par deux milles mètres de fond. Il est toujours au large de Guardafui, sur la côte d’Arabie, avec les secrets d’Albert Londres et les souvenirs épouvantés de la famille Renner.

FD.

Sources : Archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes. Les photos proviennent de l’incontournable site Internet de Philippe Ramona sur les Messageries maritimes : http://www.es-conseil.fr/pramona/gphilip.htm On y trouve notamment les clichés du naufrage, pris par le rescapé Louis Christophe (collection Annie Christophe).

lundi 3 novembre 2008

Le pari de Jean Cocteau

On imagine mal Jean Cocteau, l'habitué des «voyages immobiles», dans la peau d'un globe-trotter, et pourtant, lui-aussi, en 1936 à la suite d'un pari, succombe à la mode des sleepings et des transatlantiques pour devenir un «homme pressé».
Le 28 mars 1936 à 22 heures 20, Jean Cocteau et Marcel Khill se précipitent dans l’express à destination de Rome, première étape d’un tour du monde en quatre-vingts jours. Quelque temps auparavant, Cocteau, à qui, lors d’un dîner avec Jean Prouvost, directeur de Paris-Soir, on avait reproché de ne pas aimer les voyages, avait décidé de relever le défi et de renouveler l’exploit des héros de Jules Verne : «Voilà de nombreuses années que je circule dans les pays qui ne s’inscrivent pas sur les cartes. Je me suis évadé beaucoup. J’ai rapporté de ce monde sans atlas et sans frontières, peuplé d’ombres, une expérience qui n’a pas toujours plu. Les vignobles de cette contrée invisible produisent un vin noir qui enivre la jeunesse. […] N’est-il pas juste que je me repose un peu, que je circule sur la terre ferme et que je prenne comme tout le monde des chemins de fer et des bateaux?».
Le projet ayant reçu l’accord de Jean Prouvost, Cocteau et Marcel Khill, surnommé Passepartout, décident «de partir sans attendre, le 28 mars et d’être de retour le 17 juin, avant le dernier coup de minuit» en voyageant, cela va de soi, dans les mêmes conditions que Philéas Phogg, c’est-à-dire par chemin de fer et par bateau en excluant l’avion.
Les escales se succèdent à un rythme trépidant : Rome le 29 mars, Athènes le 31, Alexandrie le 1er avril, Aden le 12, Bombay, première étape asiatique, le 17 avril puis Calcutta, Rangoon, Penang, Malacca, Singapour et enfin Hong-Kong qu’ils abordent le 9 mai à huit heures du soir: «La magnificence sordide et la pompe théatrale de Hong-Kong l’emportent sur le spectacle des villes chinoises de la péninsule. Auprès d’elles, Rangoon, Penang laissent le souvenir de grands villages, de marchés aux puces. Hong-Kong, c’est le dragon. Il ondule, se cabre et plonge et s’enroule de tous ses boulevards hérissés de rues adjacentes, de bazars qui sont des ruelles, d’impasses borgnes et d’escaliers à pic. Et toutes ces rues, tous ces boulevards, ces ruelles, ces impasses, ces marches, ont l’air d’attendre une procession religieuse, d’être pavoisés pour quelque fête effrayante, de conduire à l’échafaud d’un roi».
L’île nocturne lui rappelle «ce spectacle dont nous nous attristâmes si souvent, Christian Bérard et moi, de ne pouvoir faire jouir le public, ce spectacle de l’entracte, singulier et grandiose, c’est à quoi il est impossible de ne pas penser à Hong-Kong dès qu’on plonge dans la coulisse de ses rues dont les boutiques et le cadre des chambres grandes ouvertes à chaque étage semblent les loges où des artistes prodigieux se déguisent et se fardent avant de descendre jouer leur rôle sous l’éclairage vert et rouge des lampadaires».
A peiné débarqués, guidés par un Chinois, Cocteau et Khill-Passepartout se rendent dans une fumerie d’opium: «Le peuple chinois est victime d’une mode nouvelle que je mets sur le compte de quelque ennemi. Cette mode date de quatre ans. C’est le bonbon rose, la perle de sucre couleur de bougie rose percée d’un trou. […] Cet opium artificiel coûte moins cher que l’opium. […] C’est douceâtre, sournois, funeste, car, on le devine, les pires drogues se cachent sous cette pâte d’aspect inoffensif». Méfiants et écoeurés par «les parfums de ce vice nouveau», Cocteau et Khill regagnent leur bord sans avoir tenté l’expérience.
Le jour ne dissipe pas les impressions de la nuit: «Un soleil intense tape ses coups de gong sur la montagne. Hong-Kong est pareille à la Hong-Kong nocturne. Plus mystérieuse peut-être sous ce soleil qui exalte les réclames multicolores, le bronze rouge dans lequel est sculpté le peuple et le cadre des tableaux qu’il habite. Rayons à pic et guillotines de fraîcheur des rues étroites où les bannières éclaboussées de sang suspendent leurs couperets».
Après quelques achats, c’est le déjeuner «au troisième étage d’un restaurant traversé de cuisiniers qui portent leur cuisine et leurs provisions au bout de perches sur l’épaule. Près de nous, sur le comptoir, des centaines de serpents et de margouillats décapités, étoilés de petites mains tragiques, mijotent dans un bocal d’eau saumâtre, excellente contre l’impuissance et les rhumatismes».
Du restaurant, Cocteau aperçoit un immeuble qui lui évoque un hôtel sordide de Villefranche: «Toulon et Marseille frappent souvent des accords d’Asie, à force d’être le refuge des navigateurs. […] Que de poubelles dans nos ports, que de recoins où les planches d’une palissade, une odeur, un éclairage suspect, un Chinois qui s’enfonce dans un mur m’avaient chuchoté la phrase évocatrice, le motif de la symphonie. A Hong-Kong, elle éclate de tous ses cuivres, de toutes ses cordes, de tous ses bois. […] Sur les places, elle forme des marais croupissants et ses cascades rebondissent de plus belle jusqu’au port. Là, les banques, les agences maritimes, les buildings de Cook, de la N.Y.K. Line, de l’Eastern Télégraph, lui opposent les digues hautaines de leurs cascades.[…] Oublierai-je que sur une de ces places-là, place du Hong-Kong Club, où l’orchestre étale un marécage, se dressent sur des pelouses, des pavois et des estrades de pierre, loin les uns des autres, et comme pour une figure de danse, un roi d’Angleterre de bronze, jambe en avant, poing sur la hanche, une reine de bronze en jupe à volants de bronze, coiffée de bronze, un éventail de dentelle de bronze aux doigts».
Comme à Paul Morand dix plus tôt, l’avenir de la colonie lui inspire des réflexions pessimistes: «Ce prince et ces princesses de bronze, constellés de crachats, brandissant les attributs du règne et retroussant fièrement le sabre de la victoire, soulignent la profonde défaite européenne et le songe qui consiste à s’annexer les dieux. Quelle réussite en surface! En profondeur quel fiasco. Prendre ces hommes exige un siècle ; les perdre quinze jours. Il suffira que des voisins jaunes armés, éduqués, renseignés par l’Europe, cueillent le fruit mûr sur la branche et laissent vivre ces trois statues comme une preuve de l’orgueil national».
Le lendemain, c’est le départ pour Shanghaï dont il verra peu de choses, fasciné qu’il est par la présence de Charlie Chaplin qui, comme lui, fait route sur le «Président Coolidge». Après le Japon, ce sont Honolulu puis les Etats-Unis de San Francisco à New-York où les deux voyageurs s’embarquent pour le retour à bord de « L’Ile-de-France ». Le 17 juin 1936, Jean Cocteau-Philéas Phogg et Marcel Khill-Passepartout débarquent au Havre, ayant gagné leur pari (presque sans tricher, puisqu’ils eurent recours à l’avion aux Etats-Unis).

DVR.

Sources : Toutes les citations sont tirées de Mon Premier voyage (paru chez Gallimard en 1936). Voir aussi la biographie de Claude Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard, 2003.