lundi 22 décembre 2008

Joyeux Noël et bonne année 2009

Le blog des 160 ans d'histoire(s) des relations entre Hong Kong et la France prend des vacances... Depuis six mois déjà, nous avons compilé et recoupé des informations provenant de centaines de documents et de dizaines de sources, pour mettre en lumière la présence française à Hong Kong depuis 1848 (et avant...). Anecdotes insolites, grandes aventures humaines, épopées techniques et récits du quotidien, nous avons tenté de vous apporter une vision large et riche de cette Histoire en construction.

Il y a encore tant à dire! Nous vous donnons donc rendez-vous le lundi 5 janvier pour de nouvelles aventures historiques... d'ici là, passez de très bonnes fêtes de fin d'année!

Christian Ramage.
François Drémeaux.

jeudi 18 décembre 2008

Marc Chadourne, journaliste en escale à Hong Kong

Après Chadourne l’écrivain, lundi dernier, voici Chadourne le journaliste… Lors de son séjour à Hong Kong, le Français ne se contente pas de décrire son environnement. Il interroge ses compatriotes installés sur place depuis quelques temps. Il fait notamment la connaissance d’un employé de la Banque d’Indochine qui l’embarque dans une instructive séance de shopping. Crise financière, contrefaçon, discussions sur le «made in China», les thèmes abordés ont parfois une résonance actuelle.
Une fois les premières impressions sur la ville apparues sous son incisive plume, Marc Chadourne donne dans la nuance et s’attarde sur l’actualité de la ville. Alors que la Chine est percluse de révoltes, les Européens semblent dominer. «Au seuil de ce continent obscur et chaotique dont il tient les entrées, la rivière et le rail, l’Occident est maître. Tentation vertigineuse: ce vieux monde malade est à lui. Erreur. Rien n’est à lui. Ce qu’elle a donné, la Chine sait le reprendre. Ne l’a-t-elle pas déjà repris?».
Le journaliste prend le dessus dans la suite du récit. Il retrace brièvement les récents événements de 1925-26 qui ont bouleversé la colonie britannique. Le tumulte social dirigé depuis Canton par les communistes et, surtout, le fameux envoyé des Soviets, Borodine, est dépeint en quelques lignes; une année de grèves, de boycott, de fuites des ouvriers communistes vers la Chine… jusqu’au jour où «l’étreinte se desserre. Hong Kong revit languissamment.» Le port, fatigué, se remet doucement, mais ses insuffisances sont montrées du doigt.
«Sous les arcades de la cité que les hautes façades victoriennes écrasent d’une ombre maussade, je cherche les marques de sa faiblesse. Du dehors, rien ne paraît. Aux devantures, les éternels accessoires de luxe anglais : les beaux tweeds, les clubs de golf, les cravates rayées. Dedans, personne ! Si, les vendeurs qui s’empressent au-devant du client inespéré.» Le journaliste enquête du côté des maîtres de la ville. «Les grandes cités ont leurs médecins : ce sont les banquiers. Ils connaissent, s’ils ne le soignent, leur mal secret. Ils ont chaque jour leurs feuilles de température : les cours de change, le cours des titres. […] Je vais voir le praticien de la BIC [banque d’Indochine]. […] C’est un Français jovial, alerte […]. Il enveloppe de bonne humeur un pessimisme désintéressé : - Cela va mal oui. Mais ailleurs ? L’argent baisse un peu partout. C’est la crise… Ici les gens achètent moins: les lords de la guerre les ont trop squezzés.» Pour le banquier, le boycott est déjà de l’histoire ancienne. Les affaires reprennent et selon lui les Chinois ont encore bien trop besoin de Hong Kong; au passage, il révèle d’ailleurs que ce sont les Anglais qui leur vendent les fameux mausers aux Chinois…Chadourne questionne encore le banquier. Il n’y aurait donc plus aucun danger pour Hong Kong? Si, mais bien différent. Avec l’exemple des cotonnades anglaises, le financier résident explique que les importations ont dégringolé en flèche depuis 1925, non à cause du boycott, mais parce que les Chinois ont désormais leurs propres manufactures «à l’instar des disciples de Gandhi!». Le banquier continue sous la plume du journaliste: «A Kowloon, ils ont fait du beau travail les Anglais : ils ont remué ciel et terre, basculé les collines, ouvert les montagnes. […] Résultats : les filatures chinoises ont pris la place aménagée. Avant dix ans, Kowloon, territoire anglais, sera devenu le Manchester chinois.»
Le résultat est un peu plus loin, dans un lieu que le guide appelle le «Sincere», et que le romancier compare à «la Samaritaine pendant les fêtes de Noël. Avec encore plus de lampions, de festons, de lanternes. Les portes battent sous un double flot continu». Marc Chadourne découvre une bourgeoisie chinoise de Hong Kong, jeune, habillée à la mode et achetant des produits d’Europe. Dix étages de luxe, «des restaurants, dancing, théâtre sur le toît, limonade-concert et vue sur Hong Kong». L’ancêtre des plus modernes «shopping mall» posent toutefois quelques problèmes aux Européens.
Le banquier explique qu’avant, les intermédiaires européens étaient nécessaires. Maintenant tout se fait par catalogues et codes chiffrés. Les Chinois peuvent se fournir directement. Sans intermédiaires, les prix baissent de moitié. C’est la fin d’un système économique et c’est la première partie d’un danger plus réel que le boycott.
Marc Chadourne s’amuse devant un chapeau anglais bien étrange, puis face à des complets vestons aux couleurs dont il ne soupçonnait pas l’existence. «De nos chapeaux eux-mêmes ils ont fait des chapeaux chinois. Occidentalisez la Chine et vous avez ce curieux cas de mimétisme à rebours : le chapeau caméléon.» Le secret et le succès de ces entreprises reposent largement sur la contrefaçon, c’est le deuxième péril majeur pour les Européens. L’ami banquier continue son explication: «le client chinois a encore le fétichisme de la marque d’Occident. Mais ça s’imite. Qui songe à protéger la marque en ce doux pays ? Voulez-vous voir les parfums, tous les faux Pivert, tous les faux Coty ? Comprenez-vous les prix du «Sincere» à présent?»
La démonstration se poursuit par la conjonction des deux menaces, devant un authentique disque gramophone. Aucun doute, il ne peut être copié. Marc Chadourne s’entend annoncer le prix, négociable, de 90 dollars alors que le représentant de la firme, sans commission le vend à 120. «Ils vous vendront sans bénéfice. A perte même probablement. Ils ont tout le reste pour se rattraper. Mais ils auront le client –et la peau du concurrent. Vous voyez pourquoi j’achète ici mes chaussettes et mes souliers «Made in China»? Voilà pourquoi ça dort, là-bas, dans la Cité. Vous vouliez connaître le danger ? Il est là.»
Sur le toît terrasse du grand magasin, les deux hommes prennent un verre. «Il n’y a pas que des «Sincere»… il y a des «Wing-On», des «Sun» […], la façade est anglaise. Mais dedans, tout est chinois». Les deux hommes devisent sur ce monde qui bouge, sans eux; l’un est fasciné et regarde avec passion, l’autre est inquiet et en parle avec amertume. Tout est question de point de vue.Le lendemain, Marc Chadourne prend le train vers Canton et rencontre un jeune étudiant hongkongais, fraîchement revenu d’Europe avec son diplôme de Droit. Une conversation s’engage sur la révolution communiste… que le jeune homme part rejoindre.

FD.

Sources : Marc Chadourne, La Chine, Plon, 1931.
Illustrations de Covarrubias, tirées de l’édition originale.

Remerciements à M. Yves Azémar et son inépuisable librairie d'ouvrages anciens sur l'Asie, 89 Hollywood road - Hong Kong.

lundi 15 décembre 2008

Marc Chadourne, romancier en escale à Hong Kong

Marc Chadourne débarque à Hong Kong au début des années 30. Cette première étape de son séjour en Chine donne lieu à des descriptions imagées, fortes en couleurs et en mouvements, où l’auteur tente de rendre compte du tumulte qui l’entoure dans un style vif et percutant.
Originaire de Corrèze, Marc Chadourne a 23 ans aux sortirs de la Grande Guerre. Il s’engage comme fonctionnaire dans l’administration coloniale et occupe des postes en Océanie puis au Cameroun. Traducteur des romans de Conrad en français, il prête également sa plume à de nombreux journaux. En 1927, il publie Vasco, à la mémoire de son frère, également romancier, et récemment décédé ; il obtient le prix Femina 1930 pour Cécile de la Folie. Les succès de ces deux ouvrages lui permettent de prendre du temps pour voyager. Il se lance alors dans un cycle d’enquêtes à travers le monde. Première destination : la Chine, avec la sortie d’un ouvrage éponyme en 1931, récompensé par le grand prix du reportage. Première étape : Hong Kong…
«Aube moite. A peine levé, le soleil pompe, pour un prochain typhon, sur les eaux vertes, les vapeurs trop brillantes de la baie. Eployant leurs ailes brunes, oiseaux de nuit, des jonques louvoient, nous cernent. Sont-ce les pirates de Bias-Bay, ceux qui ont capturé le Solivken et le Kochow?» Avec un lyrisme incisif, mêlant étrangement phrases courtes et énumérations, le Français découvre la colonie britannique, ses contradictions et ses contrastes.
La première vision est celle des navires de guerre, ancrés dans la baie. «Une couronne de cimes surgit des nues, monts chauves où s’embusquent des coupoles blindées. Au passage, dans ces nids d’aigles, on devine les grands canons désoeuvrés… Gibraltar d’Asie». Et l’image s’élargit sur le reste du port: «Le brouillard s’ouvre. Mille flèches de feu, tumulte de foire. La foire aux navires : cargos, paquebots, escadres, centaines de coques, rouillées ou flambantes, noires, grises, blanches, rouges, qui hurlent, meuglent, sifflent, ferraillent. Entre elles, cinglent de sombres hordes dont les voiles sont des nattes ou des haillons […]. L’une de ces barques s’abat sur nous dans un grand fracas de bois cassé, de toiles claquantes, s’agrippe de vingt gaffes à la fois. Clameurs d’abordage.» Marc Chadourne entre dans le port!
«Ces hurlements de fous, cette frénésie, cette pouillerie patibulaire… je reconnais déjà tout cela. C’est la Chine, son cri de meute famélique, sa couleur d’épices, de chiffes et de fumée, son audace, sa voracité. La Chine…» Et l’auteur de se raviser en approchant des côtes. «Mais cette ville qui, lentement, émerge des buées, échafaude en un prodigieux mirage son amphithéâtre de buildings, de palaces, de bungalows, monte à la verticale avec ses jardins suspendus, ses routes en lacets, ses châteaux en l’air, son double pic droit vers le ciel orageux, non, ce n’est pas la Chine… C’est une ville anglaise, c’est Hong Kong.»
Comme beaucoup d’autres voyageurs avant et après lui, Marc Chadourne s’étonne de la façon dont cohabitent les deux cultures, les deux civilisations. Et comme beaucoup d’autres, il est admiratif du succès anglais sur l’île. «Hier un rocher aride que, seuls, les oiseaux de mer et les pêcheurs hantaient. Beau cadeau à faire à des Britanniques ! Aujourd’hui, une métropole d’Asie, la Porte du Sud. Cette ville a un âge d’homme. Ils ont mis moins de soixante ans à la bâtir.»
Il brosse le portrait d’une cité confortable, sans revenir sur les inconvénients d’un climat auquel il a été habitué au cours de ses affectations coloniales. En quelques lignes, il reconstruit Hong Kong, de l’océan vers les sommets: «Œuvre de titans. Le roc éventré, les déblais poussés à la mer, ils ont posé les bases: les quais, les warfs, les entrepôts, la cité, -la statue de la reine entre quatre piliers. Puis à l’assaut : les habitations, les jardins, les casernes, les prisons, les cathédrales hissées –pierre à pierre, panier de terre par panier de terre,- à flanc de précipice, côtoyant l’abîme. Les routes goudronnées suivent avec elles, sur la roche à vif, tous les organes: les noires conduites d’eau, de gaz, d’électricité. Et la pierre fleurit, sur les flèches des Missions les palmes s’éploient ; du caillou jaillit l’hybiscus (sic) aux langues rouges, le frangipanier étoilé. Mille et mille façades, briques sombres ou crépis pâles, Richmond ou Chelsea, contemplent la mer chinoise où se rangent, jouets d’enfants rois, les grands «men of war» de Sa Majesté. L’île déserte s’apprivoise, ouvre ses gorges et ses criques aux laiteries, aux clubs, aux tennis, aux golfs, -aux cocktails de Repulse-Bay. Que sont Palm-Beach, la Riviera auprès de cet éden macadamisé ? Partout la grandeur anglaise, partout le visage anglais. Au sommet, portant les couleurs, le Peak Hotel, lugubre et altier comme la Tour de Londres. D’un trait, le funiculaire vous y porte. Le pic est conquis.» Dans ce souffle enthousiaste, on perçoit à la fois l’admiration du fonctionnaire colonial et la passion de l’écrivain voyageur, envoûté par un univers indomptable au premier coup d’œil.
Maintenant sur le pic, Chadourne change de point de vue. Il embrasse du regard la ville depuis le haut, et contemple Central, la baie et Kowloon… «Cette cité pompeuse, le glorieux carré de banques, ces docks, ces entrepôts, ces arsenaux, et de l’autre côté du golfe que traversent chargés d’humanité, les ferry-boats, Kowloon, la péninsule aux collines lunaires où s’élève une ville neuve, Kowloon et ses manufactures, son Peninsular (sic) géant, terminus du rail qui, demain, reliera l’Europe à l’Extrême-Asie». Cette allusion au grand projet ferroviaire des Britanniques pendant l’entre-deux guerres montre que l’écrivain se renseigne avec pertinence sur l’actualité de la colonie. C’est le journaliste qui prend le dessus dans la suite du récit.

A suivre…

FD.

Sources : Marc Chadourne, La Chine, Plon, 1931. Illustrations de Covarrubias, tirées de l’édition originale ; http://jacbayle.club.fr Remerciements à M. Yves Azémar et son inépuisable librairie d'ouvrages anciens sur l'Asie, 89 Hollywood road - Hong Kong.

jeudi 11 décembre 2008

La stèle des Français Libres

Il y a 60 ans était inaugurée à Hong Kong une stèle érigée à la mémoire des Français Libres morts pour la France pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ce monument, lieu de mémoire, témoigne des actes de bravoure de Français qui ont pris part à la défense de Hong Kong en décembre 1941 ou qui ont participé à la résistance contre l’occupant japonais.
Le 31 mars 1948, une stèle à la mémoire des Français Libres est inaugurée par le consul de France, Robert Jobez, au cimetière militaire de Stanley, situé sur une péninsule au Sud de l’île de Hong Kong. C’est dans cette partie méridionale de l’île que se déroulent fin décembre 1941 les derniers combats contre les forces d’invasion japonaises. Cet endroit est aussi le site d’un camp de triste réputation où furent internés les Occidentaux faits prisonniers par l’armée japonaise après la capitulation de la colonie. Les Français Libres du territoire ont tous pris part à la bataille de Hong Kong. La stèle a été élevée par l’Association des Français Libres, dont le consul est délégué, «à la mémoire de leurs camarades tués ou décédés à Hong Kong». Dans une lettre du 31 mars, le consul précise que «ce monument érigé d’accord avec les autorités locales à l’entrée du cimetière militaire de Stanley a pu être construit grâce aux souscriptions des membres et à une conribution de la section de Changhai». Quand la stèle est inaugurée, quatre noms et mentions figurent sur une plaque de marbre blanc, où sont inscrites aussi les trois mentions «Pro Patria», «A la mémoire de nos camarades» et «Français Libres». Les archives du ministère des Affaires étrangères permettent de reconstituer le sort de ces Français Libres morts pour la France en Asie:
- «Lieutenant Frédéric Marie Jocosta, né le 12 juin 1908, engagé volontaire le 8 décembre 1941, tué à North Point le 19 décembre 1941»: officier de liaison et chef du service de renseignement de la France Libre à Singapour, Frédéric Jocosta est de passage à Hong Kong en octobre 1941. Il rejoint le Corps des Volontaires dès le premier jour de l’invasion japonaise, lancée le lendemain de l’attaque de Pearl Harbour. Frédéric Jocosta est tué dans les combats des premières semaines, sur l’un des points d’appui britanniques de la défense de l’île de Hong Kong.
- «Soldat Armand Delcourt, A.S.C. né à Tournai le 4 mai 1899, engagé volontaire en juillet 1940, tué à Répulse Bay le 21 décembre 1941»: les archives précisent que «Monsieur Armand Delcourt, d’origine française mais belge de nationalité a trouvé la mort à Hong Kong dans des conditions particulièrement dramatiques». Le soldat Delcourt est en effet grièvement blessé de deux coups de baïonette à l’abdomen le 21 décembre. Deux jours plus tard, alors qu’il cherche un poste de secours pour se faire soigner, il est capturé par des soldats japonais à Repulse Bay, en même temps qu’une dizaine de soldats britanniques. Tous sont exécutés une demi-heure après leur capture d’une balle dans la nuque. Le consul de France, dans un mémoire de proposition pour décoration à titre posthume en date du 23 février 1947, précise au sujet d’Armand Delcourt : «faisant partie lui aussi malgré sa nationalité du mouvement de la France Libre et à ce titre s’était engagé dans le Corps des Volontaires».
- «Cannonier Pierre B.M. Mathieu, 2nd BTY, né à Marseille le 5 juillet 1911, engagé volontaire en juillet 1940, décédé à Sham Shui Po le 27 août 1943». Agent de la compagnie Optorg de Hong Kong, Pierre Mathieu rejoint la France Libre en 1941 et devient secrétaire de la section de Hong Kong. Incorporé dans le Corps des Volontaires, affecté à la Deuxième Batterie d’artillerie, il est fait prisonnier le 25 décembre 1941, dernier jour des combats, et se trouve interné à North Point puis à Stanley. C’est dans ce dernier camp, Sham Shui Po, qu’il meurt «électrocuté sur les fils de fer barbelés».
- «Captain J.B.E.R. Egal, H.K.V.D.C., né à Montclar d’Agenais le 6 mars 1892, décédé le 29 décembre 1947 à Hong Kong»: René Egal est l’ancien responsable de la France Libre à Shanghai et se trouve en transit à Hong Kong à l’ouverture des hostilités. Il rejoint le Corps des Volontaires de Hong Kong, comme capitaine, et fait partie du détachement chargé de la protection de l’usine électrique de l’île de Hong Kong. René Egal est fait prisonnier dans les premiers jours des combats et est interné au camp des officiers de Sam Shui Ho, à Kowloon. Un officier britannique, échappé de ce camp en 1944, fournit alors des nouvelles sur René Egal pendant sa période de captivité. En juillet 1944, Egal est «en bonne santé et a conservé un excellent moral. […] Il est assez convenablement traité et peut se procurer des vivres de l’extérieur. Il lui est permis de correspondre avec sa femme qui est professeur au collège municipal français de Shanghai». Libéré en 1945, René Egal reste à Hong Kong et ses années de captivité semblent l’avoir affaibli. Il décède en 1947 à l’âge de 54 ans.
Plusieurs années après son inauguration, la stèle est déplacée vers l’extrémité sud du cimetière de Stanley et la plaque est changée, comme le montre la comparaison des photos datant de 1948 et 2008. Deux noms sont aussi ajoutés à la liste initiale :
- «Henri Belle, décédé à Narume, près de Nagoya le 3 novembre 1944» : marin de la marine marchande, Henri Belle est en transit à Hong Kong lors de l’invasion japonaise, alors qu’il s’est porté volontaire pour rejoindre la France Libre. Il s’engage alors lui aussi dans le Corps des Volontaires et est fait prisonnier à l’issue des combats. Comme d’autres prisonniers occidentaux, Henri Belle est transféré vers un camp d’internement au Japon où il décède en 1944, sans que les causes du décès soient connues.
- «Paul de Roux, victime de la Kempetai, décédé à Hong Kong le 19 février 1944» : directeur de la Banque d’Indochine à Hong Kong, Paul de Roux prend part à la résistance contre les forces d’occupation japonaises. Arrêté et torturé par la police secrète japonaise, la Kempetai, il meurt le 19 février 1944. L’acte de décès dressé auprès des autorités britanniques le 13 avril 1950, sur témoignage de «M. Kwok Chan, compradore de la Banque de l’Indochine», mentionne «Unknown» pour la cause de la mort, indication «inconnue» reprise dans la transcription de cet acte de décès, inscrite au Consulat de France le 17 avril 1950.
Pendant une cinquantaine d’années, de 1948 à 1997, le Consulat de France et les attachés militaires qui y sont affectés, comme le lieutenant-colonel Jacques Guillermaz ou le capitaine Galula, participent régulièrement aux commémorations organisées au cimetière militaire de Stanley, les 11 novembre, 8 mai ou 18 juin. Après la rétrocession de 1997, les fonctions d’attachés militaires sont supprimées et la tradition semble se perdre. On peut cependant relever, il y a une dizaine d’années, la tenue d’une cérémonie franco-anglaise au cimetière militaire. Le 8 août 2000 en effet, le commandant de la frégate Aconit et celui de la frégate de la Royal Navy HMS Cornwall, toutes deux en escale à Hong Kong, déposent une gerbe sur la stèle des Français Libres. Le geste est chargé de symboles car la frégate Aconit, dont le fanion arbore la croix de Lorraine des Forces Françaises Libres (FFL), porte le nom d’une corvette des Forces Navales Françaises Libres (FNFL), en opérations au côté de la Royal Navy pendant toute la guerre et célèbre pour avoir coulé deux sous-marins allemands le 11 mars 1943, à quelques heures de distance.
La tradition revit quand, les 18 juin 2007 et 2008, à l’occasion des escales du bâtiment de commandement et de ravitaillement BCR Var, navire accueillant l’amiral commandant la zone maritime de l’Océan Indien, une cérémonie de dépôt de gerbe est organisée le jour de l’Appel du 18 juin. Et la Marine Nationale, familière du port de Hong Kong depuis ses débuts, est également présente le 14 juillet 2007 quand les marins du Bagad Saint Mandrier, invités à Hong Kong pour la fête nationale, participent, au son de la cornemuse, à une cérémonie à la mémoire des Français Libres. Soixante ans après son inauguration, la stèle des Français Libres est redevenue un lieu de mémoire de la communauté française de Hong Kong.

CR.

Sources : archives du ministère des Affaires étrangères, Paris, fonds Londres ; Archives du Consulat général de France à Hong Kong ; Evan Stewart, Hong Kong Volunteers in Battle, Ye Olde Printerie, Hong Kong, 1953.
Crédits photographiques : archives du ministère des Affaires étrangères, Paris - Consulat général de France à Hong Kong.

lundi 8 décembre 2008

A Kowloon, le collège La Salle sort de terre en 1930

Nous avons déjà évoqué l’enseignement laïc et français à Hong Kong, et son histoire mouvementée de 1964 à nos jours (ici). Avant la Seconde Guerre mondiale, il existe déjà un enseignement français, le plus souvent bilingue par ailleurs, animé par les religieux. Les écoles des Frères français connaissent alors un grand succès, à tel point qu’en 1930, un nouveau collège est inauguré. Le Frère Aimar en est le fondateur.
Le 5 novembre 1930, la première pierre du collège La Salle est posée à Kowloon, dans une zone alors fraîchement urbanisée. Un acte tout à fait symbolique, puisque comme le dit Georges Dufaure de la Prade, Consul général de France en poste à l’époque, «à proprement parler la première pierre a été scellée alors que les travaux d’édification du collège se trouvent déjà poussés fort loin : deux étages sont [déjà] construits.» Sir William Peel, Gouverneur de Hong Kong, officie en ce jour d’inauguration des travaux, accompagné de Mgr Constantini, le délégué apostolique, ainsi que Mgr Valtorta, évêque de Hong Kong. L’événement mérite en effet tous ces déplacements car c’est un projet ambitieux qui vise à ancrer plus encore l’enseignement des religieux français à Hong Kong.
Les Frères de la doctrine chrétienne, à l’origine de ce nouvel établissement, ont inauguré leur première école à Hong Kong en 1875. Ils déménagèrent de nombreuses fois pour s’établir enfin sur Kennedy road avec le collège Saint-Joseph, en 1914 ; le Frère Aimar, tout juste arrivé à Hong Kong est alors nommé Directeur. Il en fait «l’un des meilleurs établissements d’éducation de la ville», fort de 620 élèves en 1930. Avec cette solide réputation vient la crise du logement : les effectifs augmentent et les nombreux aménagements de l’école ne suffisent plus à contenir tout le monde. Le consul revient sur les faits : «C’est à partir de 1924, que le Directeur des Frères de la Doctrine chrétienne, préoccupé par l’exiguïté de son école située à Hong Kong et désireux aussi de donner satisfaction aux doléances des parents d’élèves résidant à Kowloon, rechercha, dans les nouveaux districts et dans la partie dénommée Kowloon Tong, le site le mieux approprié pour l’établissement d’un collège».
Dufaure de la Prade rappelle que le précédent gouverneur, Sir Cecil Clementi, était également enthousiaste sur ce projet; c’est lui qui a aidé les Frères à acquérir le terrain sur lequel ils ont jeté leur dévolu. «Ce terrain, d’une superficie de plus de 400 acres fut acquis pour la somme de 120,000 dollars le 23 avril 1928, les plans furent immédiatement dressés, et sitôt qu’ils eurent été approuvés par le Supérieur Général de la Société […] les travaux commencèrent ; ils représentent une dépense de 900,000 dollars.» Au final, «il s’agit d’un bâtiment considérable, en ciment armé, comportant l’emplacement pour vingt classes, pour une salle de réunion, des laboratoires de physique et de chimie ; sept cents élèves pourront y suivre leurs cours et se préparer aux examens correspondant à notre certificat d’étude et à notre baccalauréat.» On est bien loin des 35 élèves de 1964… car l’ambition n’est pas la même. Les religieux souhaitent également atteindre le public autochtone pour poursuivre et consolider leur œuvre d’évangélisation.
La question financière préoccupe beaucoup le Frère Aimar, Directeur des deux collèges. Les ressources sont épuisées, «mais il espère que ceux qui s’intéressent aux choses de l’éducation l’aideront,» précise le Consul, «et puis, par-dessus tout, il sait en bon Français qu’il est, qu’à cœur vaillant rien d’impossible.» Les Frères «ont reçu une subvention de 50,000 dollars du Gouvernement de Hong Kong, et le gouverneur a souligné qu’une aide plus substantielle leur serait accordée si les ressources de la trésorerie n’étaient pas aussi restreintes.» Peut-être est-ce, de la part du Consul, une manière déguisée de rappeler à ses supérieurs que le Frère Aimar adresse régulièrement des demandes de subsides qui restent, injustement selon lui, sans réponse0. La seule aide que le gouvernement français octroie au collège Saint-Joseph, ce sont quelques colis de livres, choisis par «la Section littéraire et artistique du Service des œuvres françaises à l’étranger de la Direction des Affaires politiques et commerciales du Ministère des Affaires Etrangères» (sic)…
Dans une dépêche adressée au Ministre des Affaires Etrangères, le consul cite des passages entiers du discours louangeur du gouverneur de Hong Kong au sujet du frère Aimar. «A cet éloge, il m’est agréable de souscrire de tout cœur, et je crois que toute marque d’intérêt que voudrait bien lui donner le Gouvernement de la République serait accueillie avec fierté par ce vaillant et excellent Français.» A plusieurs reprises, le consul général propose le religieux pour les plus hautes distinctions françaises. Le travail du Frère est effectivement considérable : «[Lorsque le bâtiment sera achevé] le Frère Aimar aura en moins de 20 ans doublé une œuvre scolaire, basé sur les grands principes d’ordre et de discipline, où grâce à un exercice méthodiquement dosé des études et des sports est pratiqué l’adage «mens sana in copore sano».»
Aujourd’hui, le collège La Salle existe encore, toujours au même endroit, dans une rue qui s’appelle désormais… La Salle road! La statue de Jean-Baptiste de la Salle, «père de la pédagogie moderne», réplique de celle exposée à Saint-Pierre de Rome, est devant l’entrée principale, non loin de la devise de l’école: «fides et opera» (foi et travail). Par ailleurs, un buste du Frère Aimar est posé dans le hall. Pendant l’Occupation japonaise, le Frère fondateur du collège s’est enfui vers l’Indochine… et y est mort quelques temps après. En 1966, ses restes ont été ramenés à Hong Kong et ensevelis sous son buste dans le collège pour lequel il a tant donné, avec cette épitaphe : «Si monumentum requiris circumspice», c’est-à-dire, «si vous cherchez un monument [en la mémoire de cet homme] regardez autour de vous». Lors de la reconstruction du collège en 1982, ses cendres ont été déplacées au cimetière de Happy Valley, mais le buste est toujours sa place.

FD.

Sources: Archives des Missions Etrangères de Paris ; Archives du ministère des Affaires Etrangères, Nantes ; www.lasalle.edu.hk Crédits photographiques : Archives des Missions Etrangères de Paris pour la photo du jour de l’inauguration ; www.lasalle.edu.hk pour la photo de la pierre inaugurale.

jeudi 4 décembre 2008

Jacques Guillermaz, militaire, diplomate et sinologue

Le général Jacques Guillermaz a consacré sa vie à la Chine, comme militaire, puis diplomate, attaché militaire auprès des représentations françaises, dont celle de Hong Kong, ville qui le fascine, et enfin comme universitaire. Il fut un des meilleurs sinologues français du XXe siècle, spécialiste de la Chine contemporaine, et ses ouvrages ont abreuvé des milliers d’étudiants, de diplomates et de lecteurs intéressés ou passionnés par la Chine.
Fils d’officier, né en 1911, Jacques Guillermaz décide de se consacrer aux métiers des armes et intègre l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr en 1930, après avoir préparé le concours au Prytanée militaire de La Flèche. Diplômé en 1932, le lieutenant Guillermaz est nommé en mai 1937 attaché militaire adjoint à Pékin, à la veille de l’invasion japonaise. Ce hasard des affectations a une influence déterminante sur le reste de sa carrière. En effet, alors que rien ne le prédestinait à un séjour en Extrême-Orient, cette mutation à Pékin sera la première d’une longue liste d’affectations en Chine mais aussi en Asie. Le jeune lieutenant embarque en février 1937 sur le paquebot «Aramis» des Messageries Maritimes et, après des escales à Port-Saïd, Suez, Djibouti, Colombo, Singapour et Saigon, Jacques Guillermaz découvre la Chine à Hong Kong. Son émerveillement ne se tarira jamais: «Au-dessus de son incomparable rade, cette dernière ville, qui m’apparut surtout comme un morceau de l’Empire britannique, étageait ses quartiers d’affaires, ses faubourgs populeux, ses villas coloniales.» Hong Kong est en effet la première étape d’une vie consacrée à la Chine. Jacques Guillermaz apprend la langue des Chinois, essaie d’en découvrir les coutumes et la culture et tente d’en comprendre la mentalité et les mœurs politiques. Sa maîtrise du chinois lui permet, au cours de sa carrière, de lier des relations avec des politiciens, des militaires, des seigneurs de la guerre et des personnages parfois troubles mais aussi avec l’homme de la rue, le marchand, le coiffeur, le tenancier d’échoppe.
De 1937 à 1943, le lieutenant puis capitaine Guillermaz voyage en Chine, dans des conditions souvent précaires, voire dangereuses. Il suit le gouvernement du Guomindang de Tchiang-Kai-chek (JiangJieshi) de Nankin à Chongqing. Il rejoint ensuite la France libre à Alger, participe aux combats de la Libération et débarque sur les plages de Provence. Le commandant Guillermaz reprend ensuite en 1946 son poste d’attaché militaire à Nankin, où s’est réinstallé le gouvernement nationaliste. Il y demeure jusqu’en 1951 et assiste à la victoire communiste de 1949. Parmi les derniers Occidentaux à quitter la Chine communiste, Jacques Guillermaz observe attentivement pendant plus d’an an la transition du pouvoir et les changements imposés à la société, tels que le contrôle sur la population, la réforme agraire ou la loi sur le divorce. Le 22 janvier 1951, le lieutenant-colonel Guillermaz quitte la Chine Populaire et franchit la frontière avec Hong Kong au pont de Lowu. Mais, pendant les six mois qui suivent, Jacques Guillermaz continue à Hong Kong sa mission d’observation de la Chine et des profondes mutations engagées par le nouveau régime.
Il devient ainsi un de ces premiers et fameux «China watchers» qui, pendant des décennies, utilisèrent Hong Kong comme poste d’observation avancé de la «Chine rouge». Du fait du statut du territoire, colonie britannique relevant directement de la couronne, le lieutenant-colonel Guillermaz est nommé «attaché militaire adjoint à Londres, détaché à Hong Kong». Sur fond de guerre froide, en période de guerre de Corée et de guerre d’Indochine, il étudie attentivement à partir de Hong Kong les évènements politiques qui déchirent la Chine et l’Asie. «Par son caractère international, sa situation au flanc de la Chine continentale, ses réfugiés, Hong Kong était naturellement un formidable nœud d’informations politiques et économiques». Les guerres qui sévissent en Asie se répercutent bien sûr à Hong Kong : «A l’époque, la population de Hong Kong ne dépassait guère cinq cent mille personnes. Les industriels chinois repliés de Shanghai, aidés par les capitaux des Chinois d’outre-mer, n’avaient guère lancé que quelques entreprises. Cependant la guerre de Corée gonflait le trafic du port, les bâtiments américains y relâchaient souvent, provoquant un certain «boom» des affaires dans les boutiques et les bars des quais et démontrant, une fois de plus, les surprenantes qualités commerciales des Chinois.»
Jacques Guillermaz, dans sa description du Hong Kong de 1951, garde aussi cet émerveillement dont il témoignait déjà en 1937 : «Vu du pic ou des villas de Peak Road, le panorama de Hong Kong coupait le souffle. Ni le site prodigieux de Chungking, ni la rade de Toulon, ni la baie de Diégo-Suarez que je connaissais déjà, ni la baie d’Along, ni les lacs et les archipels finlandais de Kuopio que je devais connaître plus tard n’égalent la grandeur sereine de ses îles, de ses rocs, de ses promontoires aigus et fauves surgis d’une mer azurée ou céruléenne. Le glissement d’un croiseur gris-bleu rentrant au port au milieu de jonques trapues, aux voiles carrées traversées de nervures, le mouvement des cargos venus de partout, les allées et venues des ferries de la Star Line, abeilles bourdonnantes, les rumeurs montant sans cesse des rues fébriles, tout se fondait dans un seul cadre immense et superbe, mêlant l’immobilité éternelle du décor et le bouillonnement éphémère des hommes». Pour cet amoureux de l’Histoire, «les grands emporiums de l’Antiquité devaient offrir un spectacle analogue et de pareilles émotions».
A Hong Kong, l’attaché militaire, familier de la Chine, côtoie tous ceux qui, par leurs fonctions ou leur expérience, représentent des sources d’informations précieuses: «des Chinois, citoyens britanniques et anoblis par la Reine [portant] fièrement leur titre de «sir»,» «gentlemen chinois», policiers, militaires «de la garnison anglaise, qui se comportait comme en Angleterre», banquiers «avec la même gravité que les Anglais de la City», «agents de compagnies de navigation, hommes d’affaires qui, par toutes sortes de voies obscures, étaient souvent avertis avant tout le monde d’évènements survenus ou à venir», […], «quelques bons journalistes, surtout américains anciens de Chine, qui se retrouvaient au Press Club de Canal Road, [et] se montraient intéressants et actifs». Il travaille aussi très étroitement avec son ami André Travert, «Secrétaire d’Extrème-Orient archiviste», personnage hors du commun, futur consul général de France à Hong Kong, 30 ans plus tard, et sur lequel nous reviendrons.En juin 1951, le lieutenant-colonel Guillermaz quitte Hong Kong en même temps que le consul de France Robert Jobez, à bord du paquebot «Félix Roussel». Il est remplacé par le capitaine Galula, que nous retrouverons également dans notre saga des Français de Hong Kong. Puis le colonel Guillermaz est nommé attaché militaire à Bangkok, de 1952 à 1956. Il commande ensuite un régiment pendant la guerre d’Algérie, de 1956 à 1958.
A l’issue de ce temps de commandement, Jacques Guillermaz quitte le service actif et entame une troisième carrière, après celles de militaire et de diplomate. Il devient en effet universitaire et se consacre à l’histoire contemporaine de cette Chine où il a passé de longues années. Il fonde le «Centre de recherches et de documentation sur la Chine contemporaine», connu des étudiants sous le nom de «Centre Chine». Jacques Guillermaz en est le directeur de 1958 à 1976, en même temps que directeur de recherche à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Mais le général Guillermaz est aussi rappelé au service actif pour devenir en 1964 le premier attaché militaire près l’ambassade de France à Pékin, qui ouvre cette année-là après l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine Populaire. La «Chine Populaire» justement, c’est le titre d’un «Que Sais-je?» que Jacques Guillermaz consacre en 1959 à la nouvelle Chine, premier ouvrage d’une série de livres qui constituent une mine d’informations sur la Chine Populaire et le Parti communiste chinois. Dans sa dernière oeuvre, «Une vie pour la Chine : mémoires 1937-1989», Jacques Guillermaz raconte son expérience unique, cette triple vie consacrée à un pays qu’il a aimé et dont il a essayé de transmettre les clés pour le comprendre. Le général Jacques Guillermaz est décédé en 1998.

CR.

Sources : Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris ; Jacques Guillermaz, «Une vie pour la Chine, mémoires 1937-1989», deuxième édition, coll. Pluriel, Robert Laffont, 1993. Crédit photographique : EHESS.

lundi 1 décembre 2008

Hong Kong, une « étape asiatique » du Gouverneur Angoulvant

En 1930, Gabriel Angoulvant publie «Etapes asiatiques», un récit de voyage après plusieurs mois passés à arpenter l’Asie deux ans plus tôt. Ce haut fonctionnaire français a dévoué une grande partie de sa vie aux colonies et donc, à voyager dans le monde entier. Il porte bien souvent un regard blasé sur ce qui l’entoure, mais il est impressionné par Hong Kong et le pouvoir qui en émane. Une puissance sérieusement ébranlée par les récents conflits sociaux (1925) sur lesquels l’administrateur colonial ne manque pas de revenir.
Tonkin, Chine, Djibouti, Congo, Guadeloupe, Saint-Pierre-et-Miquelon, Inde, Côte d’Ivoire… la vie de Gabriel Angoulvant, administrateur colonial, n’est qu’une succession de destinations aux quatre coins du monde. En 1920, il prend sa retraite et devient, un peu plus tard, député des Indes françaises… jusqu’à sa déconvenue électorale de 1928. Pour s’occuper, et se consoler, il entreprend alors un périple en Asie. «En trois mois et dix jours, j’ai pu parcourir l’Indochine en automobile, de la frontière de Siam à celle de Chine, monter par le rail jusqu’à Yunnan-Fou, visiter les grandes villes chinoises du littoral, et en plus Nankin et Pékin, pousser de Dalny jusqu’à Kharbine en Mandchourie, et gagner de là Vladivostock, point de départ du Transsibérien, par la Corée et le Japon.» Ce long voyage qui donne lieu, en 1930, à la publication de l’ouvrage «Etapes asiatiques». Hong Kong est l’une de ses étapes.
Dès la première ligne au sujet de la colonie britannique, Angoulvant en dit long sur l’activité dominante de la ville «avec ses seize grandes banques étrangères et ses cinquante banques chinoises». L’administrateur colonial, ancien gouverneur de Côte d’Ivoire puis gouverneur général d’Afrique équatoriale française, promène un œil expert sur ce que les Anglais ont fait de «Hong Kong, autrefois îlot désert et dénudé, aujourd’hui verdoyant, peuplé et plein d’une vie intense». Au cours de sa longue carrière, et surtout avant l’entente cordiale de 1905, le fonctionnaire français a été amené à rudoyer la perfide Albion, mais il reconnaît qu’il a sous les yeux «l’une des plus belles façades que l’Angleterre ait su se donner dans le monde, l’une des œuvres les plus impressionnantes que le labeur des hommes ait fait jaillir du néant».
Et le voyageur d’être sous le charme. «Quand le soir tombe, le spectacle est réellement féerique; de la rade, on voit sur la rive les voies de la ville brillamment éclairées avec, de place en place, dans les quartiers de plaisir où la vie nocturne bat son plein, comme un véritable embrasement : jusqu’au sommet du pic, les lumières des villas blotties dans la verdure s’allument, piquant de petites étoiles la nuit qui vient, tandis que les phares des autos montant ou descendant les routes en lacets semblent des serpentins animés.» Gabriel Angoulvant est tout simplement admiratif, lui qui s’est essayé de nombreuses fois à la gestion des territoires colonisés. «C’est, en même temps qu’une véritable fête pour les yeux, l’évocation lumineuse d’une puissance attestée par les immenses travaux qui ont transformé un roc stérile en une cité moderne et prospère, où la beauté s’allie harmonieusement à la force.»
Gabriel Angoulvant n’oublie pas l’envers de ce magnifique décor. En 1925, une grève généralisée «à l’instigation des bolchevistes russes de Canton» a paralysé l’économie de Hong Kong. «Le port s’est vidé de ses navires, qui ne pouvaient plus ni charger ni décharger […] les services publics - eau, électricité, transports en communs – ont cessé de fonctionner,» raconte l’ancien haut fonctionnaire, en renvoyant à la lecture des Conquérants d’André Malraux, qui revient longuement sur ces événements. Ces grèves parfaitement organisées et menées avec discipline ont fortement ébranlé la colonie britannique. «Hong Kong n’est pas encore remis de ses pertes, n’a pas reconquis jusqu’ici sa prospérité d’antan ; la valeur des immeubles a baissé de près d’un tiers.»
«Malgré la médiocrité des temps nouveaux, la vie mondaine est toujours fort animée,» reprend-t-il plus positivement. Angoulvant décrit une ville dynamique qu’il compare avec lucidité aux possessions françaises, trop endormies selon lui. «Au lieu de se tenir à l’écart, figée dans son splendide isolement comme en Indochine, la colonie chinoise se mêle au mouvement moderne.» Il rédige au passage le portrait d’un jeunesse autochtone aisée qui s’occidentalise.
Avant de partir, Gabriel Angoulvant s’autorise encore quelques balades. Il découvre le pic par le funiculaire en notant que «démocratiquement, son Excellence le gouverneur y prend place quatre fois par jour.» Puis il visite «Kow-Loon [où] une cité importante s’est bâtie qui abrite les employés de Hong Kong fuyant les loyers trop élevés de la grande ville.» Il rend enfin visite aux Missions étrangères «qui trouvent chez le gouvernement anglais un aide budgétaire dont l’importance fait contraste avec la modestie de nos subventions.» Une fois encore, avec lucidité sur les choix de son propre pays et impartialité au regard de sa couleur politique (de gauche radicale et anticléricale), l’ancien gouverneur reconnaît que les missions «ont beaucoup contribué à l’essor de Hong Kong.»

FD.

Sources : Gabriel Angoulvant, Etapes asiatiques, Les éditions du monde moderne, 1930 ; http://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Louis_Angoulvant
Crédits photographiques : http://www.parti-ecologique-ivoirien.org pour la photo du lieutenant gouverneur Angoulvant lors de son passage en Côte d’Ivoire.
Remerciements à M. Yves Azémar et son inépuisable librairie d'ouvrages anciens sur l'Asie, 89 Hollywood road - Hong Kong.

jeudi 27 novembre 2008

Le mystérieux Breton Jean Cremet dans le Hong Kong des années 30 -2-

Syndicaliste et révolutionnaire d’origine bretonne, Jean Cremet se trouve embarqué dans la tourmente russe après la Grande Guerre. Il prend ensuite ses distances avec Staline et part se faire oublier en Asie. Pour autant, il n’oublie pas ses engagements et ses idéaux…
Le 29 décembre 1929, il a déjà écrit une carte à sa fille Jeanne qui ne l’a pas vu depuis trois ans quand il a disparu la police aux trousses :
«Ma petite Jeannette,
Et bien oui, je suis un habitant de ces pays depuis déjà trois mois (cela n’est ni très drôle, ni très gai). Mais sois tranquille et mère aussi. Qu’elle fasse ce que je lui ai dit, et tout ira au moment voulu. Évidemment, garde pour toi, le petit renseignement que je te donne sur mon nouveau lieu de résidence. Je séjourne d’ici jusqu’au Japon. C’est extrêmement pénible, si c’est intéressant. Je te ferais passer d’autres cartes. Celle-ci représente le vieux port avec des barques exclusivement chinoises. Songe qu’on les trouve en mer à deux jours des côtes! Écris comme je t’ai dit la dernière fois. Parle-moi de ton travail, de ta santé et de tes projets. Mes baisers et mes souhaits les plus affectueux.
Père.»
On n’est pas à l’époque de l’Internet. En temps ordinaires, de tels messages mettent des semaines à parvenir à bon port. Mais dans le cas de Cremet, père et fille, c’est encore plus délicat. Il faut passer par des systèmes très élaborés, du Komintern, pour que l’adolescente de quinze ans ait des nouvelles de son aventurier de père.
Et quelles aventures! En janvier, alors qu’il attend la venue de l’agent secret Sorge alias «Alex» et son radio Sepel Weingarten, il écrit coup sur coup deux cartes, l’une à Alphonsine, l’autre à Jeannette. Toutes deux reflètent un spleen du révolutionnaire clandestin. À la première, il explique notamment comment elle peut l’aider à se procurer d’autres papiers, et comment un émissaire va venir la voir. L’encre à peine sèche, il ajoute au crayon ces mots: «J’ai un cafard terrible dans ce sale pays. Mes baisers affectueux. Embrasse ma Nette! Comment va ton boulot? Si tu avais quelque chose de personnel, préviens-moi, que je ne commette pas de gaffe. Que sais-je: tu peux te remarier!».
Dans un hôtel de Tsimshatsui, il songe au voyage qu’il vient de faire en provenance de Kobe. Puis il écrit une seconde carte. Elle représente le Pic Victoria, l’une de ses balades favorites, avec le port d’Aberdeen et Repulse Bay. Il l’envoie à ses parents (son père est ingénieur d’arsenal à Bizerte) et à sa sœur, également Jeanne. Là encore, il laisse entendre qu’il abandonnerait bien sa vie de clandestin qui lui pèse. Notamment par ses mots: «Combien de fois n’ai-je pas l’envie de jeter le bonnet par dessus le moulin…».
Toutefois, le 3 février, Jean Cremet se retrouve avec Hô Chi Minh alias «Wong» pour la création du grand Parti communiste vietnamien, voulue par Moscou. Le congrès a lieu dans une maison de Kowloon, mais également au stade de football pendant un match (proche de l’ancien aéroport). Celui qu’on surnommera aussi l’Hermine rouge de Shanghai, Jean Cremet, a reçu les consignes du Komintern: fondre tous les groupes en un seul parti, le Dang Công San Viêt Nam. Déguisés en supporters de foot, les délégués vont suivre les conseils des deux délégués de l’Internationale. Puis, Cremet et le premier comité central élu, vont tenir conclave à Macao dans un hôtel.
Le 6 février, Cremet écrit à Jeannette de Chine pour lui expliquer que la famille va recevoir de l’argent et que l’on entendra plus parler de lui pendant quelque temps. C’est en effet la dernière carte de cette époque que Rémi Kauffer et moi-même avons pu analyser. Un demi-siècle plus tard, nous avons trouvé dans les livres d’histoire, des versions irréconciliables de la triste fin de Jean Cremet en Chine. Parmi les vingt versions que nous avions trouvées, voici celle du professeur shanghaïen Zhou Shangwen dans son «Dictionnaire biographique du communisme international» publié en 1984, donnait un bon exemple à la notice 克列梅 : Ke-lie-mei, Jang – Communiste français, il est envoyé début 1929 par le Komintern en mission en Chine et disparaît dans les environs de Macao, les causes de sa mort n’étant pas éclaircies».
Toutes ces versions étant contradictoires, cela nous a mis la puce à l’oreille. Et nous sommes partis en chasse de la vérité historique. C’est ainsi qu’en six ans, nous avons pu reconstituer la véritable histoire de Cremet et nous apercevoir que Hong Kong et Shanghai en avaient constitué le tournant décisif. Grâce à sa fille Jeanne retrouvée, l’accès aux cartes postales nous a permis de reconstituer sa trajectoire puis de découvrir qu’il avait vécu une seconde vie, en simulant sa propre mort pour échapper aux sbires de Staline. Cela Jeanne le savait mais la piste de Jean Cremet s’était encore ensablée dans les années cinquante… Et un beau jour nous avons pu, avant d’écrire notre livre, révéler à Jeanne comment son père, sous une nouvelle identité, après de multiples aventures dans la guerre d’Espagne ou dans la résistance, était finalement mort en 1973 en Belgique où il est enterré, encore de nos jours, sous un faux nom. Mais ceci est un nouveau mystère que nous réservons aux lecteurs de notre livre…

RF.

Sources : Roger Faligot, Rémi Kauffer, L’Hermine rouge de Shanghai, Les portes du Large, Rennes, 2005. Crédit photographique : Faligot-Kauffer ; reproduction interdite. Remerciements à M. Roger Faligot, co-auteur d’une passionnante biographie sur Jean Cremet.

lundi 24 novembre 2008

Le mystérieux Breton Jean Cremet dans le Hong Kong des années 30 -1-

Le 8 janvier 1930, attablé à l’un des hôtels de Hong Kong, un homme d’affaires discret rédige quelques cartes postales à sa famille. Est-ce un Français ? Car il signe ses missives «Jean Thibault» et les envoie à une Mme Thibault, en Loire-Inférieure, comme on appelait à l’époque ce département breton du pays nantais (la Loire atlantique d’aujourd’hui)? Ou bien, est-il plutôt un Belge, car il se trouve qu’il a accès à un second passeport, sous un nom flamand, avec lequel il a loué un appartement à Shanghai: René Dillen, commerçant international? Ni l’un, ni l’autre. Car son vrai nom est encore différent. Il s’appelle Jean Cremet. Quel est ce mystérieux personnage ?
Selon l’état-civil, il est bien né à La Montagne, dans ce pays nantais en 1892. Très jeune, il a été employé à l’arsenal d’Indret où son père était ingénieur et où l’on fabriquait, alors qu’approchait la Grande Guerre, des hélices de torpilles. Rompant avec sa famille, jeune syndicaliste et militant ardent du Parti socialiste, il s’est fait repérer très tôt par le commissariat spécial (ancêtre des renseignements généraux). Et pour cause: Jean Cremet, qu’on surnomme «le Petit Rouquin», mène tambour battant quelques grèves retentissantes ainsi que des actions antimilitaristes. Il a même, de surcroît, hébergé des camarades socialistes étrangers, et piloté, -pour ses vacances de 1911- un délégué russe qui aime la pêche à la crevette du côté de Pornic: le camarade Oulianov, sa femme et sa belle-mère.
On l’a compris: six ans plus tard, l’Oulianov en question, est le maître de la Russie au Kremlin sous le nom de Lénine! Jean Cremet, malgré ses forts sentiments pacifistes a endossé l’uniforme en 1914 et de suite été blessé au Luxembourg belge dans les premiers combats meurtriers dans lesquels se sont affrontés jeunes bretons et jeunes bavarois. Quand le Parti communiste voit le jour en France, à Moscou on soutient certaines candidatures pour la direction aux côtés de cet autre vieux Breton, Marcel Cachin. La pêche à la crevette n’est pas oubliée. Lénine, puis son adjoint Staline, suggèrent de faire un bon sort au dirigeant régional Cremet. Mais acceptera-t-il de quitter Nantes, son épouse Alphonsine et leur petite fille Jeanne?
Le voici à Paris, élu conseiller municipal du 14e arrondissement. Mais aussi, côté face, en 1925, secrétaire général adjoint du Parti communiste. Côté pile, c’est autre chose. Le 4e Bureau de l’armée rouge (autrement dit le service de renseignement qu’on appelle aussi GROu) lui demande de créer un vaste réseau d’espionnage à travers toute la France. Le premier du genre. Il s’agit d’implanter des correspondants dans tous les ports, les usines d’armement, les laboratoires les plus pointus de la technologie de l’époque. À cette époque où une génération entière a été traumatisée par la guerre de 14-18, ils sont nombreux à penser qu’en aidant la «patrie des prolétaires», l’Union soviétique, on sauvera la paix… Le Petit Rouquin et ses deux maîtresses, Louise et Madeleine Clarac, vont effectivement monter un vaste système de renseignement. Jusqu’au jour où, en mai 1927, la Sûreté, forte des aveux d’un de leurs correspondants, démantèle le réseau. C’est un énorme scandale ! Cremet disparaît. La police encercle l’ambassade des Soviets croyant qu’il y est caché… Mais il est déjà loin. À Moscou, avec ses deux compagnes, où il va représenter l’Internationale communiste, le Komintern.
Sans doute d’autres que lui seraient rentrés dans l’histoire terrifiante du stalinisme en en devenant l’un des auxiliaires zélés… C’est mal connaître le «petit rouquin». On n’est pas Breton et de surcroît de tradition anarcho-syndicaliste sans être rétif aux injustices. À commencer par celles qui se propagent dans son propre camp. Bref, en octobre 1927, au moment où, au sein du Komintern, on veut exclure Léon Trotsky, le fondateur de l’Armée rouge, il s’oppose à Staline. Cinq ou dix ans plus tard, il eut fini une balle dans la nuque dans la terrible prison de la Loubianka ou déporté au Goulag en Sibérie. Et l’on aurait le souvenir que Jean Cremet fut le premier dissident français de renom du système communiste.
Mais Staline n’a pas encore totalement conforté son pouvoir. Et Manouilsky, l’un des patrons de l’Internationale, qui apprécie le Petit rouquin lui propose la botte: «Tu vas en mission en Asie, on t’aura oublié, dans cinq ans Staline t’aura pardonné, s’il est encore parmi nous…». L’Asie? La Chine et l’Indochine, Jean Cremet n’en est pas absolument étranger. Surtout parce qu’il est ami depuis plusieurs années avec deux autres missi dominici du Komintern. Le premier c’est l’Indochinois Nguyên Ai Quôc (qu’on connaîtra un jour sous le nom d’Hô Chi Minh). Le second c’est l’Allemand Richard Sorge, qui a été choisi pour monter un vaste réseau de renseignement à Shanghai (et plus tard bien sûr au Japon, ce qui le perdra…). C’est pour rencontrer ces deux camarades que le Petit Rouquin est attablé au Peninsula de Hong Kong, en janvier 1930, et qu’il reviendra à plusieurs reprises dans la colonie britannique ces mois-là.

RF.

Pour quelles raisons Jean Cremet se trouve-t-il à Hong Kong… et que compte-t-il faire dans la colonie britannique ? Vous le saurez jeudi, dans la suite des aventures du mystérieux Breton…

Sources : Roger Faligot, Rémi Kauffer, L’Hermine rouge de Shanghai, Les portes du Large, Rennes, 2005. Crédit photographique : Faligot-Kauffer ; reproduction interdite.

Remerciements à M. Roger Faligot, co-auteur d'une passionnante biographie sur Jean Cremet.

jeudi 20 novembre 2008

Les compagnies françaises de navigation à Hong Kong en 1930

Dès ses débuts, le port de Hong Kong s’affirme comme l’un des plus actifs au monde par son trafic et par le nombre des mouvements de navires enregistrés chaque année. En 1930, cinq compagnies maritimes françaises sont implantées à Hong Kong et participent à cet intense trafic de marchandises et de passagers. Elles assurent les liaisons entre la France et l’Extrême-Orient mais aussi entre Hong Kong et l’Indochine française, les relations entre les deux colonies étant, à cette époque, très étroites.
En 1930, le port de Hong Kong est l’un des plus actifs au monde. En 1928 il enregistre un trafic de 45 millions de tonneaux, effectué lors des entrées et sorties de 298 707 bâtiments de tous tonnages, navires à vapeur ou jonques chinoises à voiles, encore très nombreuses. Dans sa dépêche du 11 mars 1930, le Consul de France, Marc Duval, fait le point sur la part de la France dans cet intense commerce maritime.
La population de Hong Kong est alors d’un million d’habitants, dont 18 150 Européens. En 1930, la communauté française n’est que de « 112 personnes, dont 34 religieux et religieuses », soit à peine plus que dix ans plus tôt, quand elle s’élevait à 85 ressortissants. Mais, comme en 1920, cette communauté française, faible par sa taille (moins de 1% de la population européenne) s’avère très dynamique, en particulier dans le domaine maritime. Ainsi, pour le tonnage de navires, la part des compagnies françaises dans le trafic du port de Hong Kong place la France au 5e rang des pavillons recensés dans le port de Victoria, «après les pavillons britannique, japonais, américain, chinois et avant les pavillons norvégien, allemand, danois, italien, suédois et portugais». Le nombre d’entrées et de sorties de navires français n’est cependant que de 311, soit environ un millième des mouvements enregistrés par le port de Hong Kong! Cette faible part s’explique par le tonnage relativement important des navires français relâchant à Hong Kong, cargos à vapeur et paquebots pour l’essentiel, appartenant aux compagnies de navigation sous pavillon français. Cinq compagnies maritimes françaises sont présentes à Hong Kong en 1930:
- Compagnie des Messageries Maritimes : première compagnie maritime française à s’implanter à Hong Kong (sous le nom de Messageries Impériales), «les vapeurs de la ligne postale de la Chine et du Japon qui relie Marseille à Yokohama touchent Hong Kong tous les 14 jours. La malle montante et la malle descendante se croisent ordinairement à Hong Kong». Ce service régulier ente la France et l’Extrême-Orient est assuré par huit navires à vapeur jaugeant environ 22 000 tonnes, dont le célèbre «André Lebon». Le Consul relève que les Messageries Maritimes affichent des résultats plaçant la compagnie française «au niveau des deux compagnies les plus puissantes desservant la même ligne, à savoir la Peninsula and Oriental Line, subventionnée par le Gouvernement anglais et la Nippon Yusen Kaisha, subventionnée par le Gouvernement japonais». Marc Duval note aussi que «Hong Kong étant en fait le port de Canton, c’est dans cette localité que se font les transactions d’achat; le principal article d’exportation est la soie qui est chargée sur des bateaux de rivière et transbordée à Hong Kong sur les grands courriers». Le Consul mentionne aussi les autres produits exportés, tels «les peaux brutes, des nattes, des plumes, du cassia et du minerai de wolfram».- Compagnie Indochinoise de Navigation : la compagnie est représentée à Hong Kong par l’agence des Messageries Maritimes et exploite deux lignes régulières entre Hong Kong et Haiphong, port du Tonkin. «La première est une ligne postale directe entre Haiphong et Hong Kong […] desservie par le vapeur «Canton» (953 tx) qui effectue un voyage tous les 10 jours». Et la deuxième ligne «est une ligne postale côtière de Hong Kong à Haiphong, via Pakhoi, Hoiha, Fort-Bayard […] desservie par le vapeur «Tonkin» (906 tx) qui effectue un voyage tous les 14 jours». Fort-Bayard, Zhangjiang de nos jours, est alors la base navale française en Chine de la Division Navale d’Extrême-Orient (DNEO), obtenue en 1898 par concession de 99 ans, en même temps que le bail des Nouveaux Territoires de Hong Kong.
- Société Maritime Indochinoise : les navires de cette compagnie assurent le service sur trois lignes, une ligne Swatow-Hong Kong-Haiphong-Tourane, subventionnée par le Gouvernement Général de l’Indochine ; une seconde ligne qui dédouble la ligne subventionnée Saigon-Hong Kong-Haiphong ; et enfin une troisième ligne commerciale dont les escales se font selon la demande.
- Société Anonyme J. Pannier & Cie à Haiphong : «cette compagnie exploite entre Hong Kong et l’Indochine deux bateaux […] qui touchent Hong Kong de manière irrégulière», sur les lignes Haiphong-Hong Kong-Swatow, tous les 30 jours et «Haiphong-Hong Kong et parfois Canton tous les 20 jours».
- Chargeurs Réunis : la ligne de cette compagnie est «essentiellement une ligne commerciale et n’a pas d’escales régulière à Hong Kong mais y relâche chaque fois que l’occasion d’un fret intéressant à embarquer se présente». En 1930 les activités des Chargeurs Réunis à Hong Kong sont cependant en sommeil, les deux navires assurant le trafic de la compagnie dans cette région d’Asie venant d’être vendus et leur remplacement n’ayant pas encore eu lieu.
Le Consul de France termine sa dépêche en mentionnant le «Tai Poo Sek», «bateau de 1219 tx, qui bat pavillon français, mais qui appartient en réalité à des Chinois et navigue entre Hong Kong et Fort-Bayard».
En 1930, les activités des compagnies de navigation françaises implantées à Hong Kong illustrent le dynamisme de ces compagnies et les liens étroits tissés entre la colonie britannique et la colonie française d’Indochine. Ces compagnies maritimes poursuivront leurs activités tout au long du XXe siècle, au gré des fusions et des regroupements de sociétés. Le groupe CMA-CGM, troisième du monde en 2008 et dont les navires relâchent quotidiennement à Hong Kong, est ainsi un lointain descendant des Messageries Maritimes et des Chargeurs Réunis, déjà présents il y a 80 ans.

CR.

Sources : Archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes ; HKMM.
Crédits photographiques : http://cartesdecollection.free.fr


lundi 17 novembre 2008

Le monument perdu et… retrouvé de la «Fronde»

La mort de cinq marins français du contre-torpilleur «Fronde», lors du typhon du 18 septembre 1906, provoque un profond émoi à Hong Kong mais aussi en Indochine française. En 1908, un monument est érigé à Kowloon à la mémoire des marins disparus, sur souscription des populations européennes des deux colonies britannique et française. Après avoir été longtemps un point de repère familier du paysage urbain de Hong Kong, le monument de la «Fronde» disparaît dans les années 60 et son souvenir s’efface alors des mémoires… jusqu’à ce qu’il soit retrouvé, 100 ans après son inauguration!
Le typhon qui frappe Hong Kong le 18 septembre 1906 survient deux ans après la signature de l’Entente Cordiale, en pleine période d’amitié franco-britannique. La disparition de cinq officiers-mariniers et matelots du contre-torpilleur «Fronde» marque alors fortement les esprits au sein de la communauté britannique de Hong Kong, sans doute plus que les 10000 victimes chinoises de cette catastrophe… Mais le drame émeut également la population française d’Indochine. Hong Kong et l’Indochine française maintiennent en effet à l’époque des relations étroites, financières et commerciales, et le trafic maritime entre les deux colonies est intense. En outre, les bâtiments de guerre français de la Division Navale d’Extrême-Orient (DNEO) relâchent souvent dans les ports des deux colonies.
Dans les mois qui suivent le typhon, un mouvement de solidarité se fait jour à Hong Kong et à Saigon pour lancer une souscription ayant pour but d’ériger à Hong Kong un monument commémorant la disparition des cinq marins français. Le monument, connu à Hong Kong sous le nom de «Fronde Memorial», est inauguré en grande pompe le 14 mai 1908 à King’s Park, à Kowloon, en présence des plus hautes autorités britanniques et françaises. Dans une dépêche du 20 mai 1908, le Consul de France de l’époque, Gaston Liebert, rend compte de cette cérémonie, «épilogue du typhon qui a dévasté Hong Kong».
Le monument de la «Fronde», «obélisque en granit brut, posé sur un socle cubique portant les noms des victimes» est d’une «hauteur totale d’environ 10 mètres». Il a été «élevé à frais communs par la colonie de Hong Kong et la municipalité de Saigon (et) a coûté environ 6000 francs». Gaston Liebert précise que, «le Gouverneur de Hong Kong, Sir Frederick Lugard, s’était mis d’accord avec moi pour donner à cette cérémonie le caractère de solennité et de gravité que comportait la circonstance». Le Gouverneur britannique et le Consul de France prononcent donc tous deux un discours «empreint de bonne et sincère entente entre les deux pays et leur colonies d’Extrême-Orient». Tous les «corps constitués de la colonie britannique sont présents, ainsi que les consuls étrangers, des délégations d’officiers des navires de guerre et des régiments anglais, 100 matelots de l’escadre anglaise et 80 matelots de nos navires «Alger» et «Argus», présents sur rade, ainsi que des membres de la colonie française, groupée autour de son consul». Le journal Hong Kong Telegraph du 15 mai 1908 note aussi, entre autres personnalités, la présence de l’évêque de Hong Kong, Mgr. Pozzani, de Sir Paul Chater, figure célèbre de Hong Kong, du Père Brun, responsable de la Procure des Missions Etrangères de Paris, des commandants du croiseur français «Alger» et de la canonnière «Argus» et surtout de Mademoiselle Marel, fille du Gouverneur français du Tonkin. C’est cette dernière qui est invitée, au nom de l’amitié franco-britannique et des liens étroits entre les colonies de Hong Kong et d’Indochine, à tirer sur les cordes qui dévoilent aux yeux de l’assemblée le monument commémoratif. Après cette inauguration du monument, le journal mentionne les sonneries aux morts jouées par un trompette anglais (the Last call) du «Middlesex Regiment» et par un marin du croiseur «Alger». Pour le Hong Kong Telegraph, la Marseillaise et le God Save the King closent la cérémonie de manière et solennelle et émouvante, en particulier pour les Français présents, dont «les cœurs vibrent au son» de l’hymne national.
Pendant une cinquantaine d’années, le «Fronde Memorial» est un lieu très familier de Kowloon, à l’intersection des rues Gascoigne et Jordan. Les bus qui partent de Tsim Sha Tsui et se dirigent vers le nord s’arrêtent au niveau de l’obélisque, à l’arrêt de bus justement dénommé… «Monument». Mais nous sommes à Hong Kong, ville où le paysage urbain est en perpétuelle évolution. Et, une cinquantaine d’années après son inauguration, le mémorial de la «Fronde» doit être déménagé de son site afin de permettre l’élargissement des deux rues au croisement desquelles il est implanté.
L’obélisque disparaît ainsi de son emplacement initial dans les années 60, sans que, semble-t-il, les autorités françaises et le Consulat général de France à Hong Kong en aient été avisés. C’est en 2008, à l’occasion des célébrations des 160 ans de présence française à Hong Kong et de la préparation de l’exposition sur les relations maritimes entre Hong Kong et la France, que des recherches sont entreprises pour retrouver le monument de la «Fronde» à King’s Park. Peine perdue! Le parc et les rues adjacentes ont fait l’objet de profondes transformations au cours des précédentes décennies. Heureusement, la qualité du service des archives historiques du Gouvernment de Hong Kong permet assez vite de retrouver la trace du mémorial disparu de la «Fronde». Après son enlèvement du site de Kowloon dans les années 60, l’obélisque de granit est en effet transféré sur l’île de Hong Kong, au sein du cimetière de Happy Valley, où il est actuellement visible, dans le même état que le jour de son inauguration, il y a exactement 100 ans. On peut y lire l’inscription, en français et en anglais: «A la mémoire des Jean Bonny, Charles Meuric, René Derrien, seconds maîtres, Narcisse Bertho, Joseph Nicolas, quartiers-maîtres, du contre-torpilleur «Fronde», disparus à Hong Kong dans le typhon du 18 septembre 1906».

CR.

Sources : Archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes - Hong Kong Telegraph, 15 mai 1908 - Prominent Figures in the Hong Kong Cemetrey at Happy Valley, Dr Joseph Tsing, Hong Kong Institute of Contemporary Culture, 2008.
Crédits photographques : HKMM.

jeudi 13 novembre 2008

Les «pères français» du bauhinia, emblème de Hong Kong

En 1997, lors de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, la nouvelle Région Administrative de Hong Kong choisit comme emblème une fleur locale, le «bauhinia blaekana». La fleur, stylisée, figure sur le drapeau de Hong Kong et sur l’ensemble des documents administratifs du territoire. L’anecdote est très peu connue mais cette fleur présente des liens étroits et multiples avec la France…
Appellation éponyme, le terme bauhinia rappelle le nom des frères Bauhin, Gaspard et Jean, deux herboristes du XVIe siècle qui ont consacré leur vie à la botanique. Leur père, Jean Bauhin Père (1511-1582), médecin et botaniste, doit, après avoir embrassé la Réforme, fuir la France pour éviter les persécutions des Guerres de Religion. Chirurgien, il est reçu en 1575 comme membre extraordinaire de la faculté de médecine de Bâle. Les enfants Bauhin héritent de la curiosité scientifique de leur père et de son goût pour la médecine et les plantes. Tous deux seront ainsi médecins-chirurgiens mais aussi herboristes et botanistes. L’aîné Jean (1541-1612) cultive la pomme de terre deux siècles avant Parmentier à partir de plants issus du jardin botaniste de Bâle! Il se lance aussi dans une description de plus de 5000 plantes et herbes et publie un «Historia Plantarum universalis» avec plus de 3500 illustrations, œuvre majeure pour l’époque. Gaspard Bauhin (1560-1624) occupe à partir de 1589 la chaire de botanique de l’université de Bâle. Comme son frère aîné, Gaspard recense et décrit également des milliers de plantes dans son «Pinax Theatri Botanici» puis dans son «Theatrum Botanicum», dont il ne peut terminer que trois volumes sur les douze prévus. Mais Gaspard va plus loin que la description des plantes étudiées. Il propose également une ébauche de classification de ces plantes, basée non sur leur classement alphabétique, leur taille et leur lieu d’origine, comme cela se pratiquait alors, mais en les baptisant d’un nom court, souvent constitué de deux mots. Cette classification préfigure le système binomial du très célèbre botaniste Linné. Dès le XVIe siècle, l’œuvre des frères Bauhin est reconnue comme apportant une contribution majeure à l’étude et à la connaissance des plantes.
C’est donc pour leur rendre hommage que le père Plumier (1646-1704), prêtre français, grand voyageur et botaniste, spécialiste de la flore des Antielles, baptise une catégorie de plantes qu’il étudie, du nom de bauhinia. Le genre bauhinia est en effet caractérisé par des feuilles simples bilobées et ce nom de baptême fait ainsi référence aux frères Bauhin, unis dans une même passion pour la botanique. On doit d’ailleurs au père Plumier, entre autres, les noms de bégonia, fushia, lobélia, magnolia, baptisés également en l’honneur de célèbres botanistes (Bégon, Fuschs, Lobel, Magnol).
Par la suite, le lien du bauhinia avec Hong Kong relève de la tradition de la botanique chez les frères des Missions Etrangères de Paris (MEP) et ce, depuis le XVIIIe siècle. Installés à la Maison de Béthanie, à Pokfulam, les frères des MEP y poursuivent en effet cette tradition. Ils collectent plantes, herbes et arbres trouvés sur le territoire de Hong Kong et les font pousser aussi dans leur jardin de Béthanie. En 1888, le Père JM Delavay identifie pour la première fois près des ruines d’une maison située en bord de mer, au Mont Davis, une plante de la famille des Bauhinia, à la couleur violette et jusqu’alors inconnue. Les frères des MEP en récupèrent des boutures pour les planter dans leur jardin, mais ils n’omettent pas d’en confier d’autres au Jardin Botanique de Hong Kong, où la plante peut ainsi être cultivée et conservée.
A la fin du XIXe siècle, Stéphane T. Dunn, responsable de la direction des Forêts de Hong Kong, complète le nom de cette plante que lui ont confiée les frères des MEP. Au nom générique de Bauhinia il ajoute ainsi le qualificatif blakeana, en hommage à Sir Henry Blake, le gouverneur de la colonie britannique de Hong Kong à l’époque (1898-1903).
Le bauhinia blaekana est depuis devenue une plante courante du territoire de Hong Kong et sa couleur violette l’a rendue très populaire. C’est pourquoi elle devient en 1965 le symbole de la ville de Hong Kong. C’est aussi la raison pour laquelle, en 1997, elle est retenue pour symboliser la Région Administrative Spéciale de Hong Kong.
Les liens multiples du bauhinia blaekana, emblème de Hong Kong, avec des Français, des frères Bauhin au père Plumier et du Père Delavay à ses confrères botanistes des MEP, étaient un peu tombés dans l’oubli…

CR.

Sources : www.botanique.org; Alain Le Pichon, Béthanie and Nazareth, HKAPA, 2006.

lundi 10 novembre 2008

Paul Claudel et le spleen de Hong Kong

Le diplomate et dramaturge mystique n’a jamais vécu à Hong Kong. Pourtant, la colonie britannique est liée à son œuvre, à sa carrière… et à son grand amour: Rosalie Vetch.
Dans le billet du jeudi 2 octobre, nous avons évoqué la passion sulfureuse de Paul Claudel et Rosalie Vetch ; une relation née au cours d’un voyage vers la Chine en 1900. Le jeune diplomate rejoint alors son poste à Fou-Tchéou et c’est précisément là que l’escroc Francis Vetch, ainsi que sa femme et ses quatre enfants, comptent se rendre pour faire fortune. Marie-Josèphe Guers, auteur d’une thèse d’Etat sur Claudel et du roman «La maîtresse du Consul» est formelle: Rosalie n’est pas tombée par hasard dans les bras du dramaturge. Celui-ci est pataud dans ses apparences et semble être la cible idéale pour le couple d’aventuriers. Rosalie et Francis Vetch ne connaissent, à cette époque, rien de l’Asie et veulent s’appuyer sur Paul Claudel, en poste dans la région depuis 1895.
C’est sans compter sur le charisme et la puissance intellectuelle du diplomate. Ce dernier propose d’héberger la famille pour les aider. Francis Vetch s’éloigne rapidement, occupé à combiner ses multiples trafics, et Rosalie Vetch succombe sincèrement aux charmes du consul. Pendant quatre ans, elle vit un amour fou avec Paul Claudel, au point même que le fonctionnaire du quai d’Orsay refuse une promotion de taille en 1904: le consulat de Hong Kong! Il préfère rester à Fou-Tchéou pour Rosalie. Hong Kong représente pour lui une Chine pervertie, par les Anglais et le modernisme. C’est une marque de profond désintéressement pour la carrière diplomatique mais aussi l’aveu de sa passion pour une Chine qu’il juge plus authentique.
En 1904, sa maîtresse tombe enceinte et retourne en Europe. Elle fuit. En avril 1905, Paul Claudel et Francis Vetch se retrouvent associés dans une rocambolesque expédition, à arpenter ensemble la Belgique et les Pays-Bas pour retrouver Rosalie, en vain. Ils apprennent à cette période, que leur femme et maîtresse a décidé de refaire sa vie avec un troisième homme. Cette liaison et sa triste fin sont une étape décisive dans la vie et l’œuvre de l’auteur.
Claudel reste lié avec les enfants Vetch; il aide Gaston à entrer à la Société des Nations, protège Louise, l’unique fille, et entretient des liens étroits avec Henri, libraire à Pékin dans l’entre-deux guerres et plus tard éditeur… à Hong Kong. Robert, l’aîné devenu missionnaire catholique, est le seul à rester longuement attaché à son père naturel. Toujours absent, Francis Vetch ne se formalise pas d’être remplacé. Il court ailleurs, à d’autres affaires.
Pourquoi toutes ces histoires et quel lien encore avec Hong Kong ? «Le partage de midi», bien sûr. Cette pièce de théâtre de Paul Claudel est éminemment autobiographique. Le premier acte se joue sur un navire en partance pour Hong Kong et le second dans un cimetière de la colonie britannique qui ne peut être inspiré que de celui de Happy Valley. Tous les personnages sont à leur place, sous d’autres noms, et la tragédie amoureuse reprend sur scène.
Enfin, dans l’édition de 1927 du recueil «Connaissance de l’Est», Claudel ajoute dans la préface un poème intitulé «Hong Kong». Le texte commence ainsi: «Hong Kong et les îles qui en escortent l’entrée, tout cela est si petit à présent derrière nous qu’on le mettrait dans sa poche». Là encore, la tristesse et l’amertume transparaissent; c’est un chant du départ, un adieu déchirant et plein de nostalgie… Et c’est dans le port de Hong Kong que ce chante cette oraison funèbre.

FD.

Sources : Archives du ministère des Affaires Etrangères, Nantes ; Marie-Josèphe Guers, La maîtresse du Consul, Albin Michel, 2000 ; Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Gallimard, 1927.

jeudi 6 novembre 2008

La famille Renner, naufragée du «Georges Philippar»

Dans la nuit du 15 au 16 mai 1932, le paquebot «Georges Philippar» fait naufrage dans le golfe d’Aden. Ce navire de la compagnie des Messageries Maritimes revient de son voyage inaugural en Extrême-Orient. A son bord, l’attaché de chancellerie de Hong Kong, Charles Renner, ainsi que sa femme et leur enfant, échappent de justesse à la mort. Quelques mois plus tard, les rescapés font le récit de la tragédie.
Sorti des chantiers de Saint-Nazaire en novembre 1930, le «Georges Philippar» est l’une des fiertés de la compagnie des Messageries Maritimes. Avec ses cheminées carrées originales, le navire-jumeau du «Felix Roussel» s’est élancé de Marseille en 1932, pour son voyage inaugural en Extrême-Orient. A son retour de Saigon, 505 passagers sont à bord, dont le célèbre journaliste Albert Londres. Le jeune attaché de chancellerie de Hong Kong, Charles Renner, est également du voyage avec sa femme et leur bébé. Le diplomate est en poste dans la colonie britannique depuis 1928 ; c’est son premier retour en Europe, pour présenter le nourrisson à la famille.
Dans la nuit du 15 mai 1932, alors que le bateau entre dans le golfe d’Aden, une fête est organisée. Les passagers se couchent fort tard et l’un d’entre eux, à son retour dans sa cabine, sent une forte odeur de caoutchouc brûlé. C’est le début du tragique incendie à l’origine du naufrage. Le feu se propage avec une rapidité étonnante. Le poste de radio émetteur et le groupe électrogène sont détruits, de même qu’une partie des canots de sauvetage. Quelques appels de détresse sont lancés in extremis avant que l’ensemble du navire ne devienne la proie des flammes.
Bien après le drame, les autorités françaises ouvrent une enquête pour essayer de déterminer les causes de ce naufrage, mais aussi les responsabilités. C’est dans ce cadre que Charles Renner et sa femme sont interrogés. Leurs récits, séparés, proviennent des procès-verbaux d’audition faits à la demande du Gouverneur général d’Indochine.
La famille Renner occupe la cabine 73, en première classe sur le pont D à bâbord. Ils sont montés sur le «Georges Philippar» à Hong Kong, le 26 avril 1932. Le diplomate, âgé de 32 ans au moment des faits, se souvient d’un excellent début de voyage : «le service était parfait, le personnel très complaisant ; je me trouvais en parfaite sécurité». Sa femme, Gabrielle, âgée quant à elle de 25 ans, se souvient toutefois de quelques défaillances électriques. «Très souvent on mettait une ampoule et elle était brûlée tout de suite». Charles Renner confirme: «A ce point de vue – et j’avoue ne m’en être point occupé à l’époque – les ampoules des liseuses dans ma cabine ont sauté, un nombre de fois considérable, et ont dû sauter dans les autres cabines puisqu’au bout de très peu de temps après le départ de Saigon, elles n’ont pu être remplacées. Je dois également signaler que, au début du voyage, ayant remarqué un grésillement dans un commutateur j’avais fait appeler l’électricien de bord; en dévissant la plaque nickelée sur laquelle étaient fixés les boutons, l’ouvrier trouva à l’intérieur un morceau de papier d’emballage à moitié brûlé».
La nuit du naufrage, «nous nous sommes réveillés quand tout brûlait déjà autour de nous, commente Gabrielle Renner. Nous avons eu connaissance de l’incendie par les cris de notre voisine de cabine, madame Vayssières, et presqu’au même moment par l’odeur de la fumée qui avait pénétré dans la cabine sans nous réveiller». Il était entre 2h15 et 2h20 d’après les estimations.
Charles Renner raconte: «Nous sommes sortis immédiatement sans prendre le temps de nous vêtir. La coursive était remplie d’une fumée âcre et épaisse ; qui vous brûlait les yeux et vous étouffait. La chaleur était intense, les flammes devaient être très proches, mais la fumée était si opaque qu’on ne pouvait les voir. Sachant la porte de communication avec les 2e classes toujours fermée à clef, j’ai essayé à travers la fumée de gagner l’escalier du bar ; j’ai été obligé de m’arrêter car je me rendais compte que j’entrais dans les flammes, d’ailleurs en me retournant pour revenir sur mes pas, je fus brûlé dans le dos et aux oreilles».
C’est à ce moment que Charles Renner perd contact avec sa femme. «Il était impossible de voir à 10 cm devant moi. Elle ne répondait pas à mes appels et je craignais qu’elle eut continué le chemin vers le brasier». C’est en effet la direction qu’a prise Gabrielle… mais elle a rebroussé chemin plus vite : «Je n’ai pas pu continuer car on étouffait de fumée et de chaleur. J’ai fait demi-tour pour retourner dans ma cabine, mais j’ai continué instinctivement mon chemin en tenant mon enfant serré contre ma poitrine. Je ne répondais pas aux appels de mon mari de crainte de provoquer chez l’enfant de nouvelles plaintes et de crainte d’étouffer moi-même et ne pas arriver à nous sauver». Le diplomate panique à leur recherche. «Au moment où je me retournais pour regagner ma cabine et sauter par le hublot, j’entendis quelqu’un défoncer la porte de communication avec le pont des 2e classes et quand j’arrivais, je me sentais évanouir ; quelqu’un m’a tiré dehors, là je trouvais ma femme et mon enfant».
Gabrielle Renner ne se souvient pas d’avoir entendu de signaux d’alarme, ni dans la cabine ni dans la coursive. «Il régnait un grand silence». Charles Renner, lui, a entendu une très faible sonnerie «comme un réveil placé à grande distance, et pourtant il régnait dans la coursive un silence de mort, c’est surtout cela qui m’a frappé. Je peux dire que le feu se propageait à une rapidité terrifiante, et au moment où je me trouvais sur le pont, tout le bateau était embrasé et les flammes sortaient de presque tous les hublots du pont D».
Sur le pont des deuxième classe, des matelots sont là, impuissants avec leur manche à eau. Il semble régner le plus grand désordre dans l’organisation des secours. Les marins ne sont pas commandés et combattent le feu comme ils peuvent. «Je n’ai pas l’impression qu’il y eut des mesures prises, affirme Gabrielle Renner. J’ai vu le premier canot descendre, j’ai sauté dedans, mais je me rappelle qu’un matelot empêchait les hommes de monter». Le lieutenant Richard est le seul officier remarqué sur le pont. C’est lui qui organise les deux premiers canots. Charles Renner voit partir sa femme et son enfant. Il reste à bord. «Je me suis mis à la recherche d’une ceinture de sauvetage; la première que je trouvais se cassa quand je voulus la mettre. Après en avoir trouvé une autre, je me suis laissé glisser le long d’une corde pour tacher de regagner à la nage un canot. Après une vingtaine de minutes, je fus retiré de l’eau».
Le pétrolier russe Sovietskaja Neft arrive sur les lieux une heure et demie plus tard. La famille Renner monte à bord, saine et sauve. Plus de 50 personnes n’ont pas cette chance et périssent étouffés ou brûlés. Le journaliste Albert Londres est parmi les victimes, alors qu’il revient d’une longue enquête en Chine. La rumeur a longtemps voulu que l’incendie fut en fait un acte criminel diligenté par la mafia chinoise pour que les documents secrets que transportait le célèbre reporter n’arrivent jamais à bon port… Quoi qu’il en soit, la cause exacte de l’incendie n’a jamais été véritablement explicitée, même si les soupçons portent fortement sur la qualité de l’équipement électrique du navire.
Pour Charles Renner, de nombreuses vies auraient été sauvées si les appareils avertisseurs et les alarmes avaient fonctionné et, surtout, si les portes de communication n’avaient pas été toutes fermées à clé. Gabrielle Renner enfonce le clou : «En ce qui concerne notre coursive, rien n’a été fait ni pour nous avertir ni pour nous sauver». Les rapports de police établissent quant à eux que le personnel a perdu trop de temps à essayer d’éteindre le feu sans enclencher les alarmes, de peur de réveiller les passagers pour rien. Le commandant a également ordonné bien trop tôt la fermeture des portes étanches, condamnant ainsi des passagers qui n’avaient pas encore réussi à fuir.
Charles Renner et sa famille, ainsi que tous les autres rescapés, sont ramenés en France sur un autre navire de passage. Le diplomate repart pour Hong Kong quelques mois plus tard. A l’occasion, il est nommé «attaché de consulat» puis rapidement, en janvier 1934, il devient vice-consul, toujours dans la colonie britannique. Le «Georges Philippar» ou du moins ce qu’il en restait, a brûlé pendant trois jours en dérivant, avant de sombrer définitivement par deux milles mètres de fond. Il est toujours au large de Guardafui, sur la côte d’Arabie, avec les secrets d’Albert Londres et les souvenirs épouvantés de la famille Renner.

FD.

Sources : Archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes. Les photos proviennent de l’incontournable site Internet de Philippe Ramona sur les Messageries maritimes : http://www.es-conseil.fr/pramona/gphilip.htm On y trouve notamment les clichés du naufrage, pris par le rescapé Louis Christophe (collection Annie Christophe).